eu MÊME AUTEUR
Poésie
POk ^rES I vol .
POÈMES, nouvelle série ///«'., ^XA A « i vo1 ,
l'OÈMEs, iii^ série i vol .
LES FORGES TUMULTUEUSES ... I Vol .
LES MLLES TENTACLXAIUES, précédées deS CAMPAGNES
HALLUCINÉES I VO' .
LA MULTIPLE SPLENDEUR I VOl
LES HEURES CLAIRES; suivies dcS HEURES D'APaÈS-MiOI. I Vol .
LES VISAGES DE LA VIE, Sulvis deS DOUZE MOIS I VOl .
ALMANACH (chez Ditlrich, à Biuxelle») i v^!
PETITES LÉGENDES (chcz Deman, à Bruxelles) i vol.
TOUTE LA FLANDRE (chcz Deman, à Bruxelles) 4 vol.
Théâtre
LES AUBES, drame lyrique en 4 actes (chez Deman, à
Bruxelles) i vol .
DEUX DRAMES {Philippe //. — Lt Clottre) .....,,.. i vol ,
P .
I
POÈMES
IL ▲ iri nni dk cvr outragb :
Trois exemplaire»
tnr Japon impérial, numérotés de i à 3, et doute exemplaires
sur Hollande, numérotés de 4 à j5.
ÏUSTIl iCÀXJON DU TmÀQBl
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DroHi d« reproduction tt d« trtdactioa r<f«rT4i pour lo» pty*, 7 co«prii
U ft«Me «t la Norrèffe.
EMILE VERHAEREN
Poèmes
(Nouvelle Série)
LBS SOIRS. LES DÉBÂCLES. LES PLATEAUX NOIRS.
ONZiéME ioiTION
PARIS
MERCVRE DE FRANGE
XXVI, RVH DB CONDB, XXTI
BIDLIOTHECA
^^<^
LES SOIRS
1887
4 GEORGES RODENBACH
LES MALADES
l Blafards et seuls y ils sont, les sceptiques malades,
Aigas de tous leurs maux. Ils regardent te soir
Se faire dans leur chambre et grandir les façades»
Une église près d'eux lève son clocher noir.
Heure morte là-bas, quelque part en province,
En une ville éteinte au fond d'un coin désert.
Où s'endeuillent les murs et les porches dont grince
Le gond monamental^ ainsi qu'an poing de fer.
12 poL:j£3
Blafards et seuls, les malades hiératiqaes,
Pareils à de vieux loups mornes , fixent la mort;
Ils ont mâché la vie et ses Jours identiques
Et ses mois et ses ans et leur haine et leur sort.
Mais aujourd'hui^ serrés dans le pâle cynisme
De leur dégoût^ ils ont l'esprit inquiété :
t Si le bonheur régnait dans ce mâle éjoisme.
€ Souffrir pour soi, tout seul, mais par sa volonté?
« Us ont banalement aimé comme les autres
€ Les autres; ils ont cru, bénévoles, aux deuils,
a A la souffrance, à des gestes prêcheurs d'apôtres;
t Imbéciles^ ils ont eu peur de leurs orgueils.
t Ils discutent combien la cruauté rapproche
t Mieux que V amour ; combien ils se sont abusés
c A pavoiser C ingratitude et le reproche.
« Combien de pleurs, pour quelques yeux qu'ils ont baisés/
LES SOIRS 13
a Vides, les (les d'or, là- bas, dans l'or des brames,
0 Où les rêves assis, soas leur manteau vermeil^
« Avec de longs doigts d'or effeuillaient aux écumes,
<L Les ors silencieux qui pleuv aient du soleil.
c Cassés, les mâts d'orgueil, Jlasques, les grandes voiles!
« Laissez la barque aller et s'éteindre les ooris :
« Aucun phare ne tend, vers les grandes étoiles,
c Son bras immensément en feu — les /eux sont morts/ »
Blafards et seuls, les malades hiératiques.
Pareils à de vieux loups mornes, fixent la mort;
Ils ont mâché la vie et ses jours identiques
Et ses mois et ses ans et leur haine et leur sort, .
Et maintenant, leur corps ? — cage d'os pour les Jièvres
Et leurs ongles de bois heurtant leurs fronts ardents,
Et leur hargne des y^ux et leur minceur de lèvres
Et comme un sable amer, toujours, entre leurs dents.
POÈMKS
Et le regret Us prend et le désir posthume :
« De s'en aller reoiare en un monde nouveau
« Dont le couchant^ pareil à an trépied qui fume,
« Dresse le Dieu débène et d'ombre en son cerven i
e Là-bas, en des lointains de tempête et dejlamaae
a Et de songe livide et de rauqae furear^
« Oà Von peat abolir férocement son âme,
€ Férocement Joyeux, son âme et tout son cœar, »
Blafards et seals^ ils sont les tragiques malades
Aigas de tous leurs maux. Ils regardent les feux
Mourir parmi la ville ti les pâles façades
Comme de grands linceuls venir am devant d'eux*.
DECORS LIMINAIRES -
LES COMPLAINTES
fiCs complaintes qu'on va chantant par la grand 'route,
Vvec leurs vieux refrains de banal désespoir,
Avec leurs mots en panne et leur rythme en déroute
Sont plus tristes encor, les dimanches, le soir,
Dans le silence éteint des tons et des lumières.
Le village s'endort. La cloche des saints
Tinte minablement sa plainte et les chaumières
Qu'on ferme, et les verrous et les seuils vermoulus
Poussent des cris souffrants, comme des voix humaines.
Parfois, dans les vergers, un très doux meug-lement
2
18 POÈMES
Ou quelque bruit d'étable et de chenil. Les plaines
Se remplissent de nuit et de tressaillement.
Personne. A l'horizon, rien que la solitude
Et des nuag-es longs qui voyag-ent par tas.
Et dans cet infini d'ombre et de lassitude
Et dans cette douleur des campagnes, là-bas,
Les complaintes qu'on va chantant par la grand'route,
Avec leurs vieux refrains de banal désespoir.
Avec leurs mots en panne et leur rythme en déroute,
Meurent, en cette fin de dimanche et de soir.
im lomg n^
HUMANITÉ
Les soirs crucifiés sur l'horizon, les soirs
Saignent, dans les marais, leurs douleurs et leurs plaies,
Dans les marais, ainsi que de rouges miroirs,
Placés pour refléter le martyre des soirs,
Des soirs crucifiés sur l'horizon, les soirs I
Vous les Jésus, pasteurs qui venez par les plaines,
Chercher les troupeaux clairs pour vos clairs abreuvoirs,
Voici monter la mort dans les adieux des soirs,
Jésus, voici saigner les toisons et les laines,
Et voici Golgotha surgir, sous les cieux noirs.
20
Les soirs crucifiés sur les Golg'otha noirs,
Exaltent les douleurs et les fers dans les plaies,
Le temps n'est plus des blancs et tranquilles espoirs.
Et les voici saig^nants dans les noirs abreuvoirs
Les soirs, crucifiés sur Thorizon, les soirs l
LES SOIRS 2i
LES AfLMES DU SOIR
Tandis que la nuit froide étag^e sa terrasse
Par au-delà des bruyères et des forêts,
Le soir qui meurt, le soir jette sur les marais,
L'éclair de son épée et l'or de son armure,
Qui vont flottant au flot le flot, ardents mais vains,
A peine encor frôlés par la splendeur diurne,
Et lentement baisés, par la lèvre nocturne
De la lune pieuse et douce, aux mains d'argeot.
22
POEMES
Seule, qui se souvient du jour, pâle évoquée,
Et des grands ciels brandis avec de l'or au clair,
Pâle évoquée, en la pâleur pâle de l'air,
Eternellement pâle et lointaine, la lunel
ÏLSS SOIRS S9
sous LES PORCHES
L* ombre s'affermissait sur les plaines captives,
Et, de ses murs, barrait les horizons d'hiver,
Gomme en un tombeau noir, de vieux astres de fer
Brûlaient, trouant le ciel de leurs flammes votives.
On se sentait serré dans un monde d'airain,
Où quelque part, au loin, se dresseraient des pierres
Mornes et qui seraient les idoles g-uerrières
D'un peuple encor enfant, terrible et souterrain.
24 POÈMES
Un air g-lacé mordait les tours et les demeures,
Et le silence entier serrait comme un effroi ,
Et nul cri voyageur, au loin. Seul un beffroi,
Immensément vêtu de nuit, cassait les heures.
On entendait les lourds et trafiques marteaux
Heurter, comme des blocs, les bourdons taciturnes;
Et les coups s'abattaient, les douze coups nocturne»,
Avec l'éternité, sur les cerveaux.
LES SOIRS 25
LASSITUDE
La terre immensén^ent s'efiFace au fond des brumes
Et lentement aussi les frênes lumineux
D'automne et lentement et longuement les nœuds
Des ruisselets dans l'herbe et leurs franges d'écumes.
Lointainement encor des sons pauvres et las.
Voix par des voix lasses au fond des soirs hélées ;
Et les chansons et les marches, par les vallées,
Des mendiants qui vont, sait-on vers où, là-bas?
26 POÈMES
Et des rames en désaccord, et l'autre, et l'une,
Et boitantes et tombantes — et, longuement,
Un vol d'oiseau qui plane et plane et, lourdement,
Chavire en un ciel gris, cù se fane la lune.
LES SOIRS Ï7
ATTIRANCES
Lointainement, et si étrang-ement pareils,
De grands masques d'arg"ent, que la brume recule,
Vaguent, au jour tombant, autour de grands soleils.
Les doux lointains I — et comme au fond du crépuscule,
Ils nous fixent le cœur, immensément le cœur,
Avec les yeux défunts de leur visage d'âme.
28 POEMES
C'est toujours du silence, au moins, dans la pâleur
Du soir, un jet de feu soudain, un cri de flamme,
Un départ de lumière inattendu vers Dieu,
On se laisse charmer et troubler de mystère,
Et l'on dirait des morts qui taisent un adieu
Trop mystique, pour être écouté par la terre I
Sont-ils le souvenir matériel et clair
Des éphèbes chrétiens couchés aux catacombes
Parmi les Ijs? Sont-ils leur regard et leur chair
Ou bien ce qui survit de merveilleux aux tombes
De ceux qui sont partis, vers leurs rêves, un soir,
Conquérir la folie à l'assaut des nuées?
LES SOIRS 29
ointainement, combien nous le sentons vouloir
Jn peu d'amour pour leurs œuvres destituées,
^our leur errance et leur tristesse aux horizons,
Toujours ! aux horizons du cœur et des pensées,
Uors que les vieux soirs éclatent en blasons
Soudains, pour les gloires noires et angoissée».
LES SOII\S 31
TOURMENT
Rocs de désespoir immensément tordus
Vers le ciel lourd, voici les consolants hivers
Et la fraîche blancheur et les brouillards pendus
Aux bras, pitié ! pitié ! de vos mélèzes verts ;
Voici le grand silence et la neige du soir.
Voix de granit, combats d'ombre, fiertés de pierre,
Vieux tonnerres fig'és des époques occultes,
Que le soleil irrite et mord de sa lumière
Et qui savez l'éternité de vos tumultes.
Voici le grand silence et la neige du soir.
32 PO^MKS
Ce qu'il vous a fallu de jours et de malheurs,
Pour définir ainsi votre fatalité I
Rocs tragiques, altiers muets et receleurs,
Et conquérir l'orgueil de l'immobilité !
Voici le grand silence et la neige du soir !
Vous dormirez, veillés par les astres candides,
Sous un linceul de gel et blanc comme la laine ;
Voici le firmament venir des nuits splendides,
Voici pour vous l'hiver — rocs de douleur humaine I
Voici le grand silence et la neige du soir.
LES SOIRS 33
iLLUSiO::^
Droite, sur le pîg-non, une cigog-ne, l'un 9
Patte levée et l'autre en tig-e de roseaux,
Et le bec large ouvert, ainsi que des ciseaux
De pâle argent, pour découper le clair de lune,
Pour découper le pâle argent du clair de lune
Et ses moires et ses velours, ou bien encor
Happer les feux de nacre et les étoiles d'or
Qui s'éveillent avec les sylphes de la brune,
34 poiMKS
Les feux de nacre et les feux d'or, qui, dans la brune.
Peuplent, multipliés les glauques infinis ,
Et les golfes lointains et les grands lacs unis
De nos rêves, miroirs de gloire et de fortune ;
Et Ton se laisse au songe aller — et la fortune
Habille de chimère et de voiles le soir
Et notre âme se meut en ce clair nonchaloir
Illuminé, comme un rivage de lagune.
LSS SOIRS 35
RESSOUVENIR
Appels de cloche à cloche, ô mon âme des soirs,
Entends baller les mélopées,
Autour des tours et des voussoirs.
Immensément, entrefrappées,
Autour des grandes tours, ô mon âme des soirs.
Appels de cloche à cloche, autour des cathédrales
Et des piliers et des arceaux;
Répons lontains aux lointains râles
Des chapelles et des caveaux,
Oii sont broyés des morts, sous leurs plaques murales.
36 POÈMES
Appels de cloche à cloche, au loin, par les mémoires.
Quand des femmes, en long-s manteaux,
Montent, par des ruelles noires,
Mettre leurs cœurs en ex-votos,
Leurs mornes cœurs — aux calvaires expiatoires.
Appels de cloche à cloche et sang-lots vers les morts
Et leur prochain anniversaire,
— Larmes de bronze et pleurs d'accords —
Criant malheur, criant misère,
0 mon âme des soirs, entends les morts hurler aux morts!
LES SOIRS
LE GEL
Ce soir, un grand ciel clair, surnaturel, abstrait,
Froid d'étoiles, infiniment inaccessible
A la prière humaine, un grand ciel clair paraît,
li fig-e en son miroir l'éternité visible.
Le g-el étreint cet infini d'argent et d'or,
Le g-el étreint les vents, la grève et le silence
Et les plaines et les plaines ; le g'el qui mord
Les lointains bleus, où les astres pointent leur lance.
38 POÈMES
Silencieux, les bois, la mer et ce grand ciel
Et sa lueur immobile et dardante I
Et rien qui remuera cet ordre essentiel
Et ce règ-ne de neig-e acerbe et corrodante.
Immutabilité totale. On sent du fer
Et des étaux serrer son cœur morne et candide ;
Et la crainte saisit d'un immortel hiver
Et d'un grand Dieu soudain, g-lacial et splendide.
LES SOIRS 30
INSATIABLEMENT
Le soir, plein des dég-oùts du journalier mîrag-e.
Avec des dents, brutal, de folie et de feu,
Je mords en moi mon propre cœur et je l'oulrar^t
Et ricane, s'il tord son martyre vers Dieu.
Là-bas, un ciel brûlé d'apothéoses vertes
Domine un coin de mer — et des flammes de flots
Entrent, comme parmi des blessures ouvertes,
En des écueils troués de cris et de sanglots.
40 POEMES
Et mon cœur se reflète en ce soir de torture,
Quand la vag-ue se ronge et se déchire aux rocs
Et s'acharne contre eux et que son armature
D'or et d'argent éclate et s'émiette, par chocs.
La joie enfin me vient de souffrir par moi-même,
Parce que je le veux — et je m'enivre aux pleurs
Que je répands, et mon orgueil tait son blasphème
Et s'exalte, sous les abois de mes douleurs.
Je harcèle mes maux et mes vices . J'oublie
L'inextinguible ennui de mon détraquement,
Et quand lève le soir son calice de lie,
Je me le verse à boire, insatiablement.
LES SOIRS 4f
LES CHAUMES
A cropetons, ainsi que les pauvres Maries
Des légendes de l'autrefois.
Par villag-es, sous les cieux froids,
Sont assises les métairies :
— Chaumes teigneux, pignons crevés, carreaux fendus.
Fournils usés et lamentables —
Le vent siffle sur leurs élables,
Du bout des carrefours perdus.
42
A cropetons, ainsi que les vieilles dolentes,
Avec leurs cannes aux mentons,
Et leurs gestes, comme à tâtons.
Elles tremblent toutes branlantes,
Derrière un plant gelé d'ormes et de bouleaux,
Dont les livides feuilles mortes
Jonchent le seuil barré des portes
Et s'ourlent comme des copeaux.
A cropetons, ainsi que les mères meurtriea
Par les douleurs de l'autre fois,
Aux flancs bossus des talus froids,
Et des sentes endolories,
Tendant les deuils de brume et d'envoûtement noir
Et les novembrales semaines,
0 ces fermes au fond des plaines
Et leur lumière au fond du soir I
LES SOIRS 43
FLEUR FATALE
L'absurdité grandit comme une fleur fatale
Dans le terreau des sens, des cœurs et des cerveaux.
Plus rien, ni des héros, ni des sauveurs nouveaux ;
Et nous restons croupir dans la raison natale.
Je veux marcher vers la folie et ses soleils,
Ses blancs soleils de lune au grand midi, bizarres,
Et ses lointains échos mordus de tintamarres
Et d'aboiements, là-bas, et pleins de chiens vermeils.
44 POÈMES
Lacs de roses, ici, dans la neig^e, nuag'e
Où nichent des oiseaux sous les plumes du venl ;
Grottes de soir, avec un crapaud d'or devant,
Et qui ne bouge et mang-e un coin de paysage.
Becs de hérons, énormément ouverts pour rien,
Mouche, dans un rayon, qui s'agite, immobile :
L'inconscience douce et le tic-tac débile
De la subtile mort des fous, je l'entends bieni
LES S0IR9 45
LONDRES
Et ce Londres de fonte et de bronze, mon âme,
Où des plaques de fer claquent sous des hang-ars,
Où des voiles s'en vont, sans Notre-Dame
Pour étoile, s'en vont, là-bas, vers les hasards.
Gares de suie et de fumée, où du g'az pleure
Ses spleens d'argent lointain vers des chemins d'éclair,
Où des bêtes d'ennui bâillent à l'heure
Dolente immensément, qui tinte à Westminster.
POEMES
Et ces quais infinis de lanternes fatales,
Parques dont les fuseaux plong-ent aux profondeurs,
Et ces marins noyés, sous les pétales
Des fleurs de boue où la flamme met des lueurs.
Et ces châles et ces gestes de femmes soûles,
Et ces alcools de lettres d'or jusques aux toits,
Et tout à coup la mort, parmi ces foules ;
0 mon âme du soir, ce Londres noir qui traîne en toi I
LES SOIRS 4"
LE luOULLN
Le moulin tou-ne au fond du soir, très lentement,
Sur un ciel de tristesse et de mélancolie,
Il tourne et tourne, et sa voile, couleur de lie,
Est triste et faible et lourde et lasse, infiniment.
Depuis l'aube, ses bras, comme des bras de plainte,
Se sont tendus et sont tombes ; et les voici
Qui retombent encor, là-bas, dans l'air noirci
Et le silence entier de la nature éteinte.
48
POEMES
Un jour souffrant d'hiver sur les hameaux s'endort,
Les nuag-es sont las de leurs voyages sombres,
Et le long" des taillis qui ramassent leurs ombres,
Les ornières s'en vont vers un horizon mort.
Autour d'un pâle étang-, quelques huttes de hêtre
Très misérablement sont assises en rond;
Une lampe de cuivre est pendue au plafond
Et patine de feu le mur et la fenêtre.
Et dans la plaine immense, au bord du flot dormeur,
Elles fixent — les très souffreteuses bicoques ! —
Avec les pauvres yeux de leurs carreaux en loques,
Le vieux moulin qui tourne et, las, qui tourne et meurt.
LES SOIRS 49
LES RUES
A coups de flamme errante au loin, le long des rues,
Les lanternes, debout sur le bord du trottoir,
S'allument, brusquement, dans la ville du soir.
Une à une, et dans l'ombre et la détresse accrues.
D'un trait — et monotone et triste, à l'infini,
Toujours mêmes maisons se succédant, la voie
Tourne vers la banlieue aride et se reploie,
Gomme un coude cassé, vers un marais jauni.
tJO POÈMES
Et les brumes tout lenteinent s'appesantissent
Et suspendent leur grand linceul du haut des toits,
Une lune souffrante et pâle s'entrevoit
Et se mire aux égouts, où des clartés pourrissent.
Un roulement plaintif de chariot quinteux
Tout seul dévale et geint et crie, aux coins des bornes,
Et lourdement, et deux par deux, les chevaux mornes
Heurtent, de leurs vieux fers, le vieux pavé boiteux .
Et dans la brume gTise, un cartouche d'enseigne,
Sous les flammes du gaz, s'avive et luit encor :
La façade paraît pleurer des lettres d'or
Et les vitres montrer des cœurs rouges qu'on saigne.
A coups de flamme errante, a-a loin, ie long des rues,
Les lanternes, debout sur le bord du trottoir,
S'allument, brusquement, dans les villes du soir,
Une à une, et dans l'ombre et la détresse accrues.
Lh:S SOIRS ~.\
LES VOYAGEURS
Et par l'étrange écho des horizons songeurs,
Et par l'antique appel des sjbilles lointaines,
Et par les au-delà mystérieux des plaines,
Un soir, se sont sentis hélés, les voyageurs.
Partis !
Les quais étaient électrisés de lunes,
Et le navire, avec ses mâts pavoises d'or
Et ses mousses d'ébène, ornait gaîment son ' or 1 ;
Et les vagTie» baisaient les ponts et les lagTines.
52 POEIIES
Ce fut calme vovag-e, à la clarté des nuits.
Oh ! les regards lactés des pensives étoiles
Là-haut ! et les brises du Sud bombant les voiles
Et poussant vers la terre et vers les fleurs ! — Depuis?
Des tours, immensément faites avec des pierres,
Levant de hauts bras noirs sur des villes de feux ;
Et sous les toits plombés et dans les murs nifreux,
Ouverts, de grands yeux d'or en de roug'es paupières:
Et des plaines, où se battent les roux soleils
Avec les vents, les soirs, la foudre et le tonnerre
Et des gorges et des volcans et des suaires,
Infiniment, au loin, sur des sables vermeils;
Et des temples d'airain écussonnés de glaives,
Et des assomptions de symboles chrétiens,
Et de vieux empereurs en de roides maintiens
Sur leurs trônes de fer, assis comme des rêves ;
LES SOIRS
53
Et des îles, ainsi que de grands piédestaux,
Parmi des lacs d'argent d'onjx et de turquoises,
Là-bas — et des frissons marins et des ang-oisses
Et, tout à coup, la mer, comme un choc de marteaux.
Et des peuples lassés de leur fierté première,
Et des peuples debout vers leurs prochains réveils.
Et des ports et des ports et des phares pareils
A quelque front levé de force et de lumière;
Jusqu'à ce soir certain, où seuls, au bout du pont,
Le souvenir revient des lointaines reliques :
Le clos natal et les parents mélancoliques
Et l'horloge sonnant vers ceux qui reviendront.
Et maintenant ils sont les revenus du monde
Et les sortis de l'Océan — mais plus jamais
Pour eux, les doux bonheurs sereins des satisfaiu
Ni la vie endormie en une âme profonde.
54 POÈMES
Car les soirs leur seront de tourmenteurs aimants,
Les soirs et les soleils ouverts, comme des portes,
Sur leurs rêves défunts et leurs visions mortes
Et leurs amours oimbés par d'autres firmaments.
LES SOIRS 5$
L'IDOLE
Calamistré de pins, embroussaillé de lierre,
Tandis qu'un horizon d'ébène et de soleil
Reg-arde encor, on voit un mont surg-ir, pareil
A quelque idole énorme et nocturne de pierre.
Les flammes du couchant éclaboussent son front
D'un feu prodig-ieux de bronze et d'escarboucles,
Et ce mélang-e d'or lointain parmi ces boucles,
Évoque, en les cerveaux, le souvenir profond
56 POÈMES
Des secrètes et farouches théog-onies,
Pleines d'attente et de siècles, pleines de dieux
Sculptés en colosses de marbre et dont les yeux
Dardent les milliers d'ans de leurs cosmogonies,
Ce mont règne de par l'espace, infiniment.
Il domine les bois, il écrase les plaines,
Et sa tête s'en va, dans les mares lointaines,
Mirer de la splendeur et du fulgurement.
Et quand montent, au loin, des vais et des ramées,
Les feux et les brouillards et les plaintes du soir,
A l'heure ardente et triste, on s'imag-ine voir
Se tordre un holocauste en de roug-es fumées.
LT.S SOIRS 57
LES ARBRES
Quand les terreaux, déjà roussis et purpurins,
Flamboient, sous les couchants mortuaires d'automne,
On voit, d'un carrefour livide et monotone,
Partir pour l'infini les arbres pèlerins ;
Les pèlerins s'en vont, grands de mélancolie,
Pensifs, pieux et lents, par les routes du soir.
Les pèlerins géants et lourds et laissant choir
Leur feuillage de pleurs, de tristesse et de lie;
58 POÈMES
Les pèlerins marchant inyariablement,
Toujours, sur double rang, depuis combien d'années?
Toujours, vers l'horizon et ses gloires fanées
Et son insurmontable et despotique aimant;
Les pèlerins, dont les manteaux tout en lumière,
Mordus par le soleil vespéral qui s'endort,
Apparaissent, ainsi que des vêtements d'op
Traînés, dans un chemin d'encens et de poussière;
Les pèlerins, aux vieux sommets houleux et fous,
Que regardent passer, le long de leurs sillages,
De mystiques hameaux et de fervents villages,
Courbés dans la prière et jetés à genoux.
LES SOIRS 59
LES VIEUX CHÊxNES
L'hiver, les chênes lourds et vieux, les chênes tors>
Geignant sous la tempête et projetant leurs branches
Gomme de grands hras fous qui veulent fuir leurs coi ps»
Mais que trag-iquement la chair retient aux hanches^
Les vieux chênes rugueux et sinistres, les noirs
Géants debout, à l'horizon, où les vents rogues
Cinglent de leur colère et de leur vol les soirs
Et les mordent et les mordent comme des àof^VL^^
60 POÈMES
Semblent de maux obscurs les mornes receleurs ;
Car l'âme des pays du Nord, sombre et sauvag-e,
Habite et clame en eux ses nocturnes douleurs
Et tord ses désespoirs d'automne en leur branchage.
Oh ! leurs plaintes et leurs plaintes, durant la nuit I
D'abord, lointainement, douces et miaulantes,
Comme ayant joie et peur de troubler, de leur bruit,
Le sommeil ténébreux des campagnes dolentes.
Puis le désir soudain où la terreur se joint
Quand la tempête est là^ hennissante et prochaine ;
Puis le paiement brusque et terrible, si loin
Que les bêtes des grand'routes hurlent de haine
Ou se couchent, là-bas, dans les sillons, de peur.
Puis un apaisement sinistre et despotique,
— Une attente de glaive et d'ombre et de fureur, —
Et tout à coup la rage énonne et frénétique,
LES soins 61
Toat l'infini qui grince et se brise et se tord
l2t se déchire et vole en lambeaux de colère,
A travers la campag-ne, et beugle au loin la mort
3e l'un à l'autre point de l'espace solaire.
Oh ! les chênes î Oh les mornes suppliciés !
Et leurs pousses et leurs branches que l'on arrache
Et que l'on broie ! Et leurs vieux bras exfoliés
A. coups de foudre, à coups de bise, à coups de hache.
Ils sont crevés, solitaires ; leur front durci
Est labouré ; leur vieille écorce d'or est sombre
Et leur sève se plaint plus tristement, que si
Le dernier cri du monde avait traversé l'ombre.
L'hiver, les chênes lourds et vieux, les chênes tors,
Geignant sous la tempête et projetant leurs branches
Gomme de grands bras fous qui voudraient fuir un corps,
M lis que tragiquement la chair retient aux hanches.
62
Semblent de maux obscurs les mornes receleurs,
Car l'âme des pays du Nord, sombre et sauvag'e,
Habite et clame en eux ses nocturnes douleurs
Et tord ses désespoirs d'automne en leur branchag'e.
LES SOIRS t^3
LE CRI
Sur un étang désert que lustre une eau brunie,
Un rai du soir s'accroche au sommet d'un roseau,
Un cri s'écoute, un cri désespéré d^oiseau,
Un cri pauvre qui pleure au loin une agonie.
l Comme il est faible et frêle et peureux et fluet !
Et comme avec tristesse il se traîne et s'écoute,
Et comme il se répète et comme avec la route
II s'enfonce et se perd dans l'horizon muet !
04 POÈMES
Et comme il scande l'heure, au rythme de son râle,
Et comme, en son accent minable et souffreteux.
Et comme, en son écho lang-uissant et boiteux.
Se plaint infiniment la douleur vespérale 1
II est si doux parfois qu'on ne le saisit pas.
Et néanmoins toujours, et sans fatigue, il tinte
L'obscur et triste adieu de quelque vie éteinte ;
Il dit les pauvres morts et les pauvres trépas :
La mort des fleurs, la mort des insectes, la douce
Mort des ailes et des tig-es et dès parfums ;
Il dit les vols lointains et clairs qui sont défunts
Et reposent, cassés, dans l'herbe et dans la mousse.
Lss soins 6!:
INFINIMENT
Les chiens du désespoir, les chiens du vent d'automne
Mordent de leurs abois les échos noirs des soirs,
Et l'ombre, immensément, dans le vide, tâtonne
Vers la lune, mirée au clair des abreuvoirs.
De point en point, là-bas, des lumières lointaines,
Fixes. Et par-dessus, toujours, comme des voix,
A travers l'infini des marais et des plaines,
Des voix, nocturnement, à travers les grands bois.
C(^ po:
Et des routes de soir continûment unies,
Oui se croisent, ainsi que des voiles, sans bruit,
Et s'allongent et s'écoulent indéfinies
Par au delà des lolns et des loins de k nuit.
LES SOIRS
MOURIR
Un soir grand de forêts et de fleuves vermeil»
Pourrit là bas, au long des plaines diminuées,
Et fortement, avec les poings de ses nuées,
Sur l'horizon verdâtre, écrase des soleils.
Saison massive I Et comme Octobre, avec paresse
Et nonchaloir, se gonfle et meurt dans ce décor :
Pommes ! caillots de feu, raisins ! chapelets d'or,
Que le doigté tremblant des lumières caresse,
Une dernière fois, avant l'hiver. Le vol
Des lourds corbeaux? il vient. Mais aujourd'hui, c'estPheure
Encor des feuillaisons de laque — et la meilleure.
*>^ POEMES
Les pousses des fraisiers cnsang-lantent le sol,
Le bois tend vers le ciel ses mains de feuilles rousses
Et du bronze et du fer sonnent, là-bas, au loin.
Une odeur d'eau se mêle à des senteurs de coiny
Et des parfums d'iris à des parfums de mousses.
Et l'étaDg- plane et clair reflète énormément
Entre de fins bouleaux, dont le branchage bouge,
La lune, qui se lève épaisse, immense et rouge.
Et semble un beau fruit mûr, éclos placidement.
Mourir ainsi, mon corps, mourir serait le rêve !
Sous un suprême afflux de couleurs et de chants.
Avec, dans les regards, des ors et des couchants,
Avec, dans le cerveau, des rivières de sève.
Mourir ! comme des fleurs trop énormes, mourir I
Trop massives et trop géantes pour la vie I
La grande mort serait superbement servie
Et notre immense orgueil n'aurait rien à souff'rir !
Mourir, mon corps, ainsi que l'automne, mourir 1
LES SOIRS GS
A TÉNÈBRES
Un catafalque d*or surg-it au fond des soîrs,
Quand les astres, comme des lampes,
Brûlent, en étag-eant leurs rampes,
Vers les lointains d'argent marbrant des parvis noirs.
Quel mort en ce cercueil ? Le cœur des hommes d'ombre.
Non des banals victorieux
Dont l'audace brûle les jeux,
Mais le coeur des vaincus que la tristesse encombre.
70
POEMES
Ih ont passé rêveurs, muets, hagrards et seuls,
Toujours décourag-és d'eux-mêmes,
Laissant l'éclat des diadèmes
A d'autres fronts et se vêtant de leurs linceuls.
Apres, se reg'ardant, inquiets et des choses
Et des autres — et sans amours ;
Et néanmoins cherchant toujours
Sur les fumiers du monde à cultiver des roses,
Lointainement par les g-rands mirag-es tentés,
Et par les g-loires médusaires.
Mais peur des vices nécessaires,
Et du cynique assaut de tant d'hostilités.
Leurs bras, rameaux tendus vers le printemps de» rÔTes,
Sont retombés, — et pas un fruit,
Pas une fleur d'or ou de nuit,
Jamais, pas un seul rut de feuilles ni de sères.
LES «OIRS
Ce qui flottait de dieu dans l'alhe immcnslli,
— Douceur éparse et messagère —
On l'a cristalisé naguère
Au seuil des temps, en des vases d'éternité.
Mais le cristal s'en est fêlé. Les grands calices
Se sont vidés de l'infini.
Et maintenant l'esprit bruni
De trouble et les regards usés par les supplices.
Raffinés de la mort, nous l'invoquons les soirs,
Quand les astres, comme des lampes,
Brûlent, en étageant leurs rampes,
Vers les lointains d'argent marbrant des parvis noirs.
Les DÉBÂCLES
A THÉO VAN RYSSELBEnGim
WILL Y se FI LOB A CE
DARIO DE RE GO VOS
II
DÉFORMA TION MORALE
DIALOGUE
Sois ton bourreau toi-même ;
N'abandonne l'amour de te msirtyriser.
A personne, jamais. Donne ton seul baiser
Au désespoir ; déchaîne en toi l'âpre blasphème ;
Force ton âme, éreinte-la contre l'écueil :
Les maux du cœur qu'on exaspère, on les commande ;
La vie, hélas ! ne se supporte et ne s'amende
Que si la volonté la terrasse d'orgueil ;
Sa norme est la douleur. Hélas ! qui s'y résigne ?
78 P0ÈME3
— Certes, je veux nouer mes tortures en moi :
Gomme jadis les grands chrétiens, mordus de foi,
S'émaciaient avec une ferveur maligne,
Je veux boire les souffrances, comme un poison
Vivant et fou ; je cinglerai de mon angoisse
Mes pauvres jours, ainsi qu'un toscin de paroisse
S'exalte à disperser le deuil sur l'horizon.
Cet héroïsme intime et bizarre m'attire :
Se préparer sa peine et provoquer son mal,
Avec acharnement, et dompter l'animal
De misère et de peur, qui dans le cœur se mire
Toujours ; se redresser cruel, mais contre soi.
Vainqueur de quelque chose enfin, et moins languide
Et moins banalement en extase du vide.
— Sois ton pouvoir, sois ton tourment, sois ton effroi ,
Et puis, il est des champs d'hostilités tentantes
Que des hommes de marbre, avec de fortes mains,
LES DEBACLES
Ont cultivés; il est de terribles chemins,
Par où des pas battants et des marches battantes
Sont entendus : c'est là, que sur tel roc vermeil,
Le soir allume, au loin, le sang* et les tueries
Et que luisent, parmi les lianes flétries.
Des éclatants couteaux de crime el de soleil I
LES DEBACLES 81
LE GLAIVE
Quelqu'un m'avait prédit, qui tenait une épée
Et qui riait de mon org-ueil stérilisé :
Tu seras nul, et pour ton âme inoccupée
L'avenir ne sera qu'un regret du passé.
Ton corps, où s'est aigri le sang de purs ancêtres,
Fragile et lourd, se cassera dans chaque effort ;
Tu seras le fiévreux, ployé sur les fenêtres
D'où l'on peut voir bondir la vie et ses chars d'or,
^2 POÊMEg'
Tes nerfs t'enlaceront de leurs fibres sans sèves,
Tes nerfs ! — et tes ongles s'amolliront d'ennui,
Ton front comme un tombeau dominera tes rêves.
Et sera ta frajeur, en des miroirs, la nuit.
Te fuir ! — si tu pouvais ! mais non, la lassitude
Des autres et de toi t'aura voûté le dos
Si bien, rivé les pieds si fort, que l'hébétude
Détrônera ta tête et plombera tes os.
Eclatants et claquants, les drapeaux vers les luîtes,
Ta lèvre exsangue, hélas I jamais ne les mordra;
Usé, ton cœur, ton morne cœur, dans les disputes
Des vieux textes, où l'on taille comme en un drap.
Tu t'en iras à part et seul — et les naguères
De jeunesse seront un inutile aimant
Pour tes grands yeux lointains — et les joyeux tonnerres
Chargeront loin de toi, victorieusement 1
LES DÉB.4CLK3 83
HEURES D'Hn^R
Les molosses d'hiver, le gel, le vent, la neige,
0 mon vieux cœur de lassitude et de souci,
Ils hurlent à la mort, écoute I et leur cortège
S'enfuit, avec des pleurs, vers le néauc. Voici,
Qu'ils ululent sinistrement et qu'on ulule
Vers eux, parmi les lourds échos du crépuscule,
En réponse, là-bas.
L'horizon ? c'est du sang,
Du pus et de la lèpre et de la pourriture.
Et toi, mon coeur piteux, caduque et vieillissant,
Et toi, mon incurable et nocturne blessure,
Tu sens aussi ces chiens rués, à travers toi.
8&
POi:i!ES
Oh ! cet interminable et novembral aboi
Des chiens, des mauvais chiens, hurleurs au clair de lune,
Comme ils g-ei^nent ton deuil et combien longuement
Raillent leurs cris, leurs cris de hargne et de rancune,
Tes naufrages d'espoir vers le renoncement.
L'arbre des pleurs, ainsi que les sorbiers d'automne,
S'érige en tes songes et, rouge, les festonne
Et laisse choir ses fruits et ses larmes de soir,
A lente pluie et longue — avec mélancolie !
Les lacs de tes ennuis, où se viennent asseoir,
Pour y mirer les yeux fixes de leur folie.
Et ton vouloir et ton orgueil el ton tourment,
Ainsi que d'immenses linceuls, immensément,
Par les plaines et les plaines se continuent;
Le souvenir en toi déchaîne ses douleurs
Et vous môlez vos voix que les sanglots obstruent
Mais les échos toujours repoussent ces douleurs
Les voix de ces douleurs et de ces pleurs — ailleurs!
LES DÉBÂCLES 85
SI MORNE I
Se replier toujours sur soi-même, si morne 1
Comme un drap lourd, qu'aucun dessin de fleur n'adorne.
Se replier, s'appesantir et se tasser
Et se toujours, en angles noirs et mats, casser.
Si morne ! et se toujours interdire l'envie
De tailler en drapeaux rétoffe de sa vie.
Tapir entre les plis ses mauvaises fureurs
Et ses rancœurs et ses douleurs et ses erreurs.
H POÈHES I
Ni les frissons soyeux, ni les moires fondantes
Mais les pointes en soi des éping-les ardentes.
Oh I le paquet qu'on pousse ou qu'on jette à l'écart,
Si morne et lourd, sur un rajon, dans un bazar.
Déjà sentir la bouche acre des moisissures
Gluer, et les taches s'étendre en leurs morsures.
Pourrir, immensément emmaillotté d'ennui ;
Être l'ennui qui se replie en de la nuit.
Tandis que lentement, dans les laines ourdies,
De part en part, mordent les vers des maladies.
LES DEBACLES S7
EPERDUIVIENT
Bien que flasque et geignant et si pauvre ! si mome !
Si lasl redresse- toi, de toi-même vainqueur ;
Lève ta volonté qui choit contre la borne
Et sursaute, debout, rosse à terre, mon cœur !
Exaspère sinistrement ta toute exsangue
Carcasse et pousse au vent, par des chemins rougis
De sang, ta course; et flaire et lèche avec ta langue
Ta plaie, et lutte et butte et tombe — et ressurgis I
88
Tu n'en peux plus et tu n'espères plus ; qu'importe 1
Puisque ta haine immense encor hennit son deuil,
Puisque le sort t'enrag-e et que tu n'es pas morte
Et que ton mal cinglé se cabre en ton orgueil.
Et que ce soit de la torture encore I encore I
Et belle et folle et rouge et soûle — et le désir
De se boire de la douleur par chaque pore,
Et du vertige et de l'horreur — et le plaisir,
0 ma rosse de nerfs et d'cs que je surmène
Celui, jadis, là-bas, en ces minuits du Nord,
Des chevaliers d'éclair, sur leurs chevaux d'ébène.
Qui s'emballaient, fougueux du vide et de la mort.
LES DEBACLES 8^
PRIÉrvB
Lunes du g-el dans les grottes de Tor nocturne,
Glaives d'acier, lames d'arg-ent, pointes de fer,
Minuit silencieux, qui t'érig-es dans l'air
Gomme une volonté dardante et taciturne,
Voici mon cœur pour les couteaux de tes silences,
Et mes ardeurs pour tes linceuls et tes tombeaux,
Minuit clair et lointain, voici pour tes flambeaux
Mon grand rêve brisé comme un combat de lances.
90 POÈMES
Vers tes immensités, mes yeux lèvent leur flamme,
Et mes bras éreintés de l'enlacement vain,
Vides, sont implorants de ton conseil d'airain.
Minuit rigide et froid sur le deuil de mon âme !
Que de reg-ards défunts, que de reg-ards, naguère,
T'ont, eux aussi, fixé pendant leur désespoir.
Obstinément et longuement fixé, le soir,
Quand l'hiver bâtissait sa maison mortuaire.
Il ne restera rien de ce qui fut ma plainte
Et tout homme travaille à son inanité ;
Minuit tranquille et mort, de son éternité
Gèle, en mon cœur, mes pleurs, ma voix, et toi, ma crainte I
LES DÉBÂCLES 94
VERS L'ENFANCE
Les passions d'éveil et de savoir ? — Vidées.
Alors, viens voir ton bel ange g-ardien, le tien,
Qui lentement s'assied sur tes tombeaux dldées.
II te parlC; très doucement, de 1 autrefois;
— Ecoute : et les saluts, jadis, à l'oratoire,
Et les Noël et les Pâques et puis les Croix
Et les âmes des tiens qui sont en purgatoire.
92 POÈMES
Écoute : et les premiers alléluias chantés,
Etj le samedi soir, les bonnes litanies,
Et les psaumes, de nef en nef, répercutés
Et lents, au pas égaux de leurs monotonies.
Écoute : et les processions — et puis encor
Les ex-votos en Mai dressés sur des estrades,
Et la Vierge Marie, avec son Jésus d'or,
Et les enfants de chœur qui sont des camarades.
Écoute : et du petit villag-e il s'en souvient
Ton cœur ; écoute : et puis, accueille en confiance,
A cette heure d'ennui, ton bon ange gardien,
Le tien, qui te rhabillera de ton enfance.
— Hélas ! doux, tranquille et clair, il ne ferait
Qu'un bruit, sur mon cerveau, de blanches étincelles,
Que mon absurdité bougonneuse viendrait
Lui déchirer les jeux et lui casser les ailes.
L-.S Di-t BACLES 9?
CONSEIL ABSURDE
LUtant que moi malade et veule^ as-tu goûté,
)uand ton être ployait sous les fièvres brandies,
)uand tu mâchais l'orviéLan des maladies,
Jè coupable conseil de l'inutilité?
t doux soleil qui baise un œil éteint d'aveugle?
]t fleur venue au tard décembral de Thiver ?
It plume d'oiselet soufflée au vent de fer?
]t neutre et vide écho vers la taure qui meugle ?
94 POÈMES
0 les rêves du rien, en un cerveau mordu
D'impossible ! s'aimer, dans son effort qui ieiirre f
Se construire, pour la détruire, une demeure !
Et se cueillir, pour la jeter, un fruit tendu !
Hommes tristes, ceux-là qui croient à leur génie
Et fous ! et qui peinent, sereins de vanité ;
Mais toi, qui t'es instruit de ta futilité,
Aime ton vain désir pour sa toute ironie.
Regarde en toi, l'illusion de l'univers
Danser; le monde entier est du monde la dupe ;
Agis gratuitement et sans remords ; occupe
Ta vie absurde à se moquer de son revers.
Songe à ces lys royaux, à ces roses ducales,
Fiers d'eux-mêmes et qui fleurissent, à l'écart.
Dans un jardin, usé de siècles, quelque part,
Et n'ont jamais courbé leurs tiges verticales.
LES DEBACLES 95
Inutiles pourtant^ inutiles et vains,
Parfums demain perdus, corolles demain mortes,
Et personne pour s'en venir ouvrir les portes
Et les faire servir au pâle orgueil des mains.
LES DÉBACLFS 97
LA-BAS
Désir d'être, soudain, la bête hiératique.
D'un éclat noir, sous le portique
Escarbouclé d'un temple, à Benarèsl
Gueule tordue, avec de courbes dents livides,
Masque divin et criminel,
X\ec de grauds yeux vides,
Avec, sous le front d'or, un œil d'or éternel.
Sous un plafond de marbre noir, à Benarès.
Ils arrivent les enfants clairs — et leurs g-uirlandes
De vêtements laineux tournent au promenoir,
0 les petites mains I les mains avec des brandes.
98 POÈMES
Qui s'en viennent, jointes, ainsi qu'un doux espoir,
Les mains en fleur, prier, à Benarès, l'idole.
Ils arrivent les vieux voyants usés, les pâles
Ascètes roux et noirs, ils arrivent, les os
Rompus, les reg-ards droits, la voix nouée en râles,
Le sein vide et blanchi comme d'anciens tombeaux,
Ils arrivent prier, à Benarès, l'idole,
Désir d'être soudain la bête hiératique
D'un éclat noir, sous le portique,
Escarbouclé d'un temple, à Benarès.
Être ce néant de bronze et d'or inéluctable
Et merveilleux, vers qui, les inlassables bras,
Les bras 1 les bras ! de la douleur incommutable,
Comme des rameaux fous, s'épouvantent d'en bas.
Et s'imposer à la crédulité, pour mordre
Les doux cœurs confiants et la priante chair
Et les larmes et les sanglots ; et mordre et tordre
Toute l'humanité de folie et d'éclair,
Errante et angoissée aux vallons de la crainte;
LES DEBACLES 99^
La mordre et tordre en son appel et son tourment
Et sa misère allante et ballante et sa plainte
Toujours la même, à travers temps, infiniment.
Et se complaire à se sentir cruel et fourbe :
La bête immensément d'ébène et de granit
Et de corne et de roc, qui surplombe la tourbe
De ces pleureurs, tous les mêmes, vers l'infini ;
Et les haïr et regretter son impuissance
Non pour les secourir mais pour rageusement
Les affoler et se prouver sa malfaisance.
Désir d'être soudain cette idole qui ment?
Ils arrivent les amants doux, comme des lampes,
Le soir, dans le feuillage éteint, au loin, là-bas;
Ils arrivent du fond des bois, le long des rampes,
Ils arrivent, par deux, les bras liés aux bras,
Tristes et doux, prier à Benarès, l'idole.
Ils arrivent les pèlerins, au long des bornes.
Pleins de misère et pleins de faim et las d'avoir.
100 POÈMES
Un corps, ils arrivent, pâles, ardents et morne»
Et se poussant et se traînant, au réservoir
Miraculeux, prier à Benarès, l'idole,
Désir d'être soudain la bête hiératique
D'un éclat noir, sous le portique,
Escarbouclé d'un temple, à Benarès.
Et reg'arder, témoin impassible et trag^ique»
Dardés, les yeux de fer, et les naseaux, hagards,
Droit devant soi, là-bas, le ciel mythologique,
Où le Siva terrible échevèle ses chars.
Par des ornières d'or, à travers les nuages :
Scintillements d'essieux et tonnerres de feux ;
Etalons fous cabrés, sur des tas de carnages;
Rouge, la mer au loin et ses millions d'yeux I
vx devant ce décor incendié, maudire
L'homme niais et nul, qui se gave d'espoir,
Alors qu'un symbolique et quotidien martyre
Saigne la vie en croix, aux quatre coins du soir.
LES DEBACLES iOl
PIEUSExMENT
La nuit d'hiver élève au ciel son pur calice.
Et je lève mon cœur aussi, mon cœur nocturne,
Seig'neur, mon cœur! mon cœur! vers ton infini viJe,
Et néanmoins je sais que tout est taciturne
Et qu'il n'existe rien dont ce cœur meurt, avide ;
Et je te sais mensong-e et mes lèvres te prient
Et mes genoux ; je sais et tes grandes mains closes
Et tes grands yeux fermés aux désespoirs qui criée t
402
Et que c'est moi, qui seul, me rêve dans les choses;
Sois de pitié, Seig-neur, pour ma toute démence,
J'ai besoin de pleurer mon mal vers ton silence 1...
La nuit d'hiver élève au ciel son pur calice.
LES DEBACLES 103
VERS LE CLOÎTRE
Je rêve une existence en un cloître de fer,
Brûlée au jeûne, et sèche et râpée aux cilices,
Où l'on abolirait, en de muets supplices,
Par seule ardeur de l'âme enfin, toute la chair.
Sauvage horreur de soi si raornement sentie f
Quand notre corps nous boude et que nos nerfs, la nuit»
Rivent sur nos vouloirs leur cag-oule d'ennui,
Et les plongent dans la fièvre ou l'inertie.
i04
POEMES
Dites, ces pleurs, ces cris et cette peur du soir !
Dites, ces plombs de maladie en tous les membres,
Et la lourde torpeur des morbides novembres,
Et le dégoût de se toucher et de se voir ?
Et les mauvaises mains chatouilleuses de vice
Encor et lentement cherchant, sur les coussins,
Et des toisons de ventre, et des grappes de seins
Et les tressaillements dans le rêve complice ?
Je rêve une existence en un cloître de fer,
Brûlée au jeûne et sèche et râpée aux cilices,
Où l'on abolirait en de muets supplices,
Par seule ardeur de l'âme enfin, toute la chair.
Et s'imposer le gel des sens quand le corps brûle ;
Et se tyranniser et se tordre le coeur,
— Hélas ! ce qui en reste — et tordre, avec rancœur
Jusqu'au regret d'un autrefois doux et crédule.
LES DEBACLES 105
Se cravacher dans sa pensée et dans son sang,
Dans son effort, dans son espoir, dans son blasphème;.
Et s'exalter de ce mépris, pauvre lui-même.
Mais qui rachète un peu Torgueil d'où l'on descend.
Et se mesquiniser en pratiques futiles
Et se faire petit et n'avoir qu'âpreté,
Pour tout ce qui n'est point d'une acre nullité,
Dans le jardin vanné des floraisons hostiles.
Je rêve une existence en un cloître de fer
Brûlée au jeune et sèche et râpée aux cilices,
Où l'on abolirait, en de muets supplices,
Par seule ardeur de l'âme enfin, toute la chair.
Oh ! la constante rag'e à s'écraser, la harg-ne
A se tant torturer, à se tant amoindrir,
Que tout l'être n'est plus vivant que pour souffrir
Et se fait de son mal sa joie et son épargne.
106 POÈMES
N'entendre plus ses cris, ne sentir plus ses pleurs,
Mater son instinct noir, tuer sa raison traître,
Oh ! le pouvoir et le savoir 1 Etre son maître.
Et les avoir cassés les crocs de ses douleurs !
Et peut-être qu'alors, par un soir salutaire,
Une paix de néant s'installerait en moi ;
Et que sans m'émouvoir j'écouterais l'aboi,
L'aboi tumultueux de la mort volontaire.
Je rêve une existence en un cloître de fer*
LES DEBACLES 10";
LES VÊPRES
Là-bas, cette existence en noîr de grandes vieilles.
Par les enclos en noir et les porches d'ég-Iise,
Cette existence et de prières et de veilles,
Le soir, sous leurs mantes en noir, qu'immobilise,
Et pendant des heures et des heures, l'extase
An pied d*un ostensoir, le soir, en des chapelles
De cathédrale en noir ; et la claustrale emphase
Du culte et des grands dais levés et des flabelles.
Le soir, sur ces vieilles en noir, dont les mains j au nef
Tendent en croix leurs désespoirs et leurs misères,
408 poiMBs
Vers les autels immensément et vers les trônes.
Là-bas, ornés d'argent, de feux, et de rosaires,
Le soir, au fond des chapelles en noir ; et l'ombre
D'un grand pilier, sur les dalles, droite, allongée
Ainsi qu'un bras de soir et de volonté sombre
Vers ces vieilles en noir, dont la ferveur figée
Grandit l'hiératique allure évocatoire,
Au fond des chapelles en noir ; et les martyres
Et les saintes et la série incantatoire
Des longs cierges et le grésillement des cires,
Le soir, sur de lourds trépieds noirs, dans les chapelles
En noir; et ce Jésus, vieux de siècles et triste.
Ce Christ en noir du soir, dont les loques charnelles
Pendent au long des croix et dont le nom persiste.
Le soir, dans le vieux cœur en noir des grandes vieilles.
Dans leur vieux cœur en noir et or et leurs mémoires I
Et comme elles, s'user à des marmonnements ;
Et comme elles, rouler, en uniformes moires,
LES DEBACLES 109
Les jours après les jours, toujours, et les moments
Les toujours mêmes jours pieusement; et comme
Elles, passer vers un effacement en noir ;
Et comme elles vivent, vivre, presqu'en un somme
De mornes oraisons autour des croix de soir,
Au fond des chapelles en noir ; revivre en litanies
Sa peine et sa rancœur et tout son désespoir
Et ses lasses douleurs de vivre indéfinies,
Là-bas, le soir, au fond des chapelles en noir l
LES DÉBÂCLES 4H
HEURE D'AUTOMxNB
iC'est bien mon deuil, le tien, ô l'automne dernière l
'Râles que roule, au vent du nord, la sapinière,
Feuillaison d'or à terre et feuillaison de sang-,
,Sur des mousses d'orée ou des mares d'étang-,
rieurs des arbres, mes pleurs, mes pauvres pleurs desang-,
iTest bien mon deuil, le tien, ô l'automne dernière l
Secousses de colère et rag-es de crinières,
Buissons battus, mordus, hachés, buissons crevés,
\u double bord des long-s chemins, sur les pavés,
"Jras des buissons, mes bras, mes pauvres bras levés.
112 po.:vKS
C'est bien mon deuil, le tien, ô l'automne dernière 1
Quelque chose, là-bas, broyé dans une ornière.
Qui grince immensément ses désespoirs ardus
Et qui se plaint, ainsi que les arbres tordus,
Cris des lointains, mes cris, mes pauvres cris perdus.
LES DÉBÂCLES i 13
MES DOIGTS
Mes doi^, touchez mon front et cherchez là,
Les vers qui rongeront, un jour, de leur morsure,
\Ies chairs ; touchez mon front, mes maigres doigts, voilî
Jue mes veines déjà, comme une meurtrissure
i^leuâtre, étrangement, en font le tour, mes las
IA pauvres doigts — et que vos longs ongles malades
îattent, sinistrement, sur mes tempes, un glas,
Jn pauvre glas, mes lents et mornes doigts !
114 poÈ^ns
Touchez ce qui sera les vers, mes doigts d'opale,
Les vers, qui mangeront, pendant les vieux minuits
Du cimetière, avec lenteur, mon cerveau pâle,
Les vers, qui mangeront et mes dolents ennuis
Et mes rêves dolents et jusqu'à la pensée
Qui lentement incline, à cette heure, mon front,
Sur ce papier, dont la blancheur, d'encre blessée,
Se crispe aux traits de ma dure écriture.
Et vous aussi, mes doigts, vous deviendrez des vers,
Après les sacrements et les miséricordes,
Mes doigts, quand vous serez immobiles et verts,
Dans le linceul, sur mon torse, comme des cordes ;
Mes doigts, qui m'écrivez, ce soir de rauque hiver.
Quand vous serez noués — les dix — sur ma carcasse
Et que s'écrasera sous un cercueil de fer,
Cette âpre carcasse, qui déjà casse.
LES DEBACLES 115
AU LOIN
Machines d'ombre et d'or en des hang-ars maussades.
Porches de suie et d'encre où s'engouffrent des voix,
Pig-nons crasseux, greniers obscurs, mornes façades
Et gouttières rég-ulières, au long- des toits ;
Et blocs de fonte et crocs d'acier et cols de grues
Et puis, au bas des murs, dans les caves, l'écho
Des pas et des chevaux, sur le pavé dt^ rues
Et sur les ponts dont les piles cassent le tic ' ;
Et le vaisseau plaintif, qui dort et se corrode,
Dans les havres, et souffre, et les appels hagards
116 POÈMES
Des sirènes et le mystérieux exode
Des navires silencieux, vers les hasards
Des caps et de la mer affolée en tempête ;
0 mon âme, quel s'en aller et quel souffrir !
Et quel vivre toujours, pour les rouges conquêtes
De l'or; quel vivre et quel souffrir et quel rriourir I
Pourtant regarde au loin s'illuminer les îles,
Fais ton rêve d'encens, de myrrhe et de corail,
Fais ton rêve lascif vers de roses asiles,
Fais ton rêve éventé, par le large éventail
De la brise océane, au clair des étendues ;
Et songe aux Orients et songe à Benarès,
Songe à Thèbes, songe aux Babylones perdues,
Songe aux siècles tombés des Sphinx et des Hermès;
Songe à ces Dieu^i d'airain debout au seuil des porches,
A ces colossob bleus broyant des léopards
Entre leuis bras, à ces processions de torches
Et de prêtres, par les forêts et les remparts.
LES DÉBÂCLES 417
La nuit, sous l'œil dardé des étoiles australes ;
0 mon âme d'adieux de rêve et de lointain !
Songe aux golfes, songe aux déserts, songe aux lustrales
Caravanes, en galop blanc dans le matin,
Songe qu'il est peut-être encor, par la Ghaldée,
Quelques pâtres, hagards de soir et d'infini,
Dont la bouche jamais n'a pu crier l'idée ;
Et va, par ces chemins de fleurs et de granit.
Et va si loin et si profond dans ta mémoire,
Que l'heure et le moment s'abolissent pour toi.
Impossible ! — voici la boue et puis la noire
Fumée et les tunnels et le morne beffroi
Battant son glas dans la brume et qui ressasse
Toute ma peine tue et toute ma douleur,
Et je reste, les pieds collés à cette crasse,
Dont les odeurs montent et puent, jusqu'à mon cœur.
LES DEBACL-5 119
S'AMOIiNDRIR
En ce mînuît de force à bas, combien fenvî©
— Demain j'aurai changé — tout ce qui circonscrit :
Les pratiques toutes humbles de cette vie
Çu'on mène en des couvents de simple et pauvre esprit.
Voici — me rabaisser à des niaiseries :
Petites croix, petits agneaux, petits Jésus,
Petite offrande douce aux petites Maries,
En des niches, avec des fleurs peintes dessus.
i20 POÈMES
Prière, à jointes mains, en des recoins d'église;
Et se recommencer enfant, avec calcul ;
Un mot ! qui dans son bruit, toujours le même, enlise
Et vous endorme, en un ronron pieux et nul.
Et les benoîts conseils savourés à confesse ;
Et les fermes propos de se g'arer en Dieu,
Contre toute surprise et contre toute adresse
Du roug-e enfer, où les démons brassent du feiu
Et se sécher le cœur de soins et de scrupules
Et de soucis ; jeûnes furtifs, vœux aigrelets.
Et ce grignotement aux choses minuscules,
Lèvres pour oraisons et doigts pour chapelets.
Et se blottir Tesprit, dans le damier des sectes,
Et se moisir toujours, en un coin plus dévot,
Jusqu'à miner enfin, avec des dents d'insectes,
Le vertical palais d'orgueil de son cerveau.
lE^ DLliACLES 121
HEURES MjRNES
Hélas, quel soir I ce soir de maussade reillée.
Je hais, je ne sais plus ; je veux, je ne sais pas.
Ah mon âme, vers un néant, s'en est allée,
Vers un néant, très loin, je ne sais où, là-bas?
II bat des tas de g-las au-dessus de ma tête,
Le vent, il corne à mort, et les cierg-es bénits
Qu'on allumait, pendant la peur de la tempête,
Les bons cierg-es se sont éteints et sont finis.
122
POEilES
Cela se perd, cela s'en va, s'enfuit et se disloque,
Cela se plaint en moi, si monotonement,
Et cela semble un cri d'oiseau, qui s'effiloque,
Qui s'effiloque au vent d'hiver, lointainement.
Oh 1 ces longues heures après ces long^ues heures,
Et sans trêve, toujours, et sans savoir pourquoi ; M
Et sans savoir pourquoi ces ang"oisses majeures ;
Oh I ces longues heures d'heures à travers moi I
Une torture ? — O vous qui les savez si mornes
Ces nuits mornes, et qui dansez, au vent du Nord,
Ruts d'ouragan, sur les ruisseaux et les viornes
Et les étangs et les chemins et sur la mort ;
Une torture en moi qui frappe et me lacère î
Une torture à pleins éclairs, comme des faulx
Et des sabres, par à travers de ma misère ;
Une torture, avec des clous et des marteaux ?
LES DEBACLES 423
Là -bas, ces grandes croix au carrefour des roules,
. Ces croix! — Oh! n'y pouvoir saigner son cœur; ces croix,
ij Où s'accrochent les cris du vent et des déroutes,
I Les cris et les hailloQS du vent dans les grands bois.
LES DÉBÂCLES 12'
LE MEURTRE
En ces heures de vice et de crime rigides,
Se rêve un meurtre ardent, que la nuit grandirait
De son orgueil — plafond d'ébène et clous algides —
Et de la toute horreur de sa noire forêt,
Là-bas, quand, parmi les ombres qui se menacent,
Au clair acier des eaux, un glaive d'or surgit
Vers les rages qui vont et les haines qui passent.
— Et pieds mystérieux, pieds de marbre, sans bruit,
Là, quelque part, aux carrefours, en des ténèbres —
126 roÈMES
Un silence total ferme la plaine, au loin :
Le ciel indifférent voile ses clairs algèbres,
Et rien, pas même Dieu, ne semble être témoin.
Tous les mêmes, luisants de lierre et tous les mêmcâ
D ecorce et de rameaux, comme un eËFarement,
Sur double rang-, là-bas, jusqu'aux horizons blêmes,
Muets et seuls, des arbres vont, infiniment.
f
— Un g-rand éclair nerveux, au bout d'un poing* logique,
Et puis un râle, à peine ouï par les taillis —
Et de la gorg-e ouverte et tordue et tragique,
Un sang superbe et rouge, en légers gargouillisi
Coule, comme un ruisseau de corail parmi l'herbe
Et, du torse troué, s'épand sur le sol noir.
La voix assassinée éclate en bouche acerbe.
Et les regards derniers fixent comme un espoir
Quelque chose, là-bas, qui serait la justice.
LES DEBACLES 127
— Soudain, voici la peur de ce cadavre froid
Et la peur de la pexir crédule et subreptice —
Et vivement, avec des pleurs et de l'effroî,
Avec des mains repentantes et caressantes
Pour apaiser ce mort soudain et qui sera
Le fantôme des nuits lourdes et malfaisantes,
Le fantôme ! — quel est celui qui s'en viendra
] baisser, sur ces grands yeux, les paupières tombales
Et clore ces lèvres, silencieusement.
— Et les remords choquent les fers de leurs cymbales
Et le voici qui peut tomber le châtiment —
Alors, ouvre ton âme et déguste l'angoisse
Et le mystère éclos, aux caves de ton cœur
Un flambeau qu'on déplace, une étoffe qu'on froisse,
Un trou qui te regarde, un craquement moqueur,
128 POÈMES
Quelqu'un qui passe et qui revient et qui repasse
Te feront tressaillir de frissons instinctifs
Et tu le vêtiras d'une inédite audace ;
D'autres sens te naîtront, subtils et maladifs,
Ils renouvelleront ton être, usé de rages,
Et tu seras celui qui fut sanglant un peu,
Qui bondit hors de soi et creva les mirag-cs
Et, biffant une vie, a fait œuvre de Dieu I
LES DEBACLES {29
LA TÊTE
Sur un échafaud noir, tu porteras la tôle ;
Et sonneront les tours et luiront les couteau £
Et tes muscles crîront et ce sera la fête,
La fête et la splendeur du sang et des métaux.
Et les pourpres soleils et les soirs sulfuriques,
Les soirs et les soleils, escarbouclés de feux,
Verront le châtiment de tes crimes lyriques
Et s'ils savent mourir ton front et tes grands jeux.
130 POEMBS
La foule, en qui le mal grandiose serpente,
Taira son océan autour de ton orgueil,
La foule ! — et te sera comme une mère ardente,
Qui, rouge et froid, te bercera dans ton cercueil.
Et vicieuse, ainsi qu'une floraison noire,
Oà mûrissent de beaux poisons, couleur d'éclair,
Et despotique et fière et grande, ta mémoire,
Et fixe et roide, ainsi qu'un poignard dans la chair.
Sur un échafaud noir, tu porteras la tôte
Et sonneront les tours et luiront les couteaux
Et tes muscles crîront et ce sera la fête,
i^a fête et la splendeur du sang et des métaux»
LES DÉBACLBS 431
INCONSCIENCE
L'âme et le cœur si las des jours, si las des voix,
Si las de rien, si las de tout, l'âme salie ;
Quand je suis seul, le soir, soudainement, parfois,
Je sens pleurer sur moi l'oeil blanc de la folie.
Celui, si triste, hélas î qui s'en alla, là-bas,
— Pâle œil désenchanté de la raison méchante —
Rêver à quelque chose, au loin, qu'on ne voit pas,
A quelque chose au loin qui tremble et pleure et chante.
132 POÈMES
Morne crapaud blotti sous les roses, tout seul I
Si seul I — morne crapaud pleureur de lune, appelle !
Appelle I Et vous, petites fleurs, pour le linceul
De mon cerveau, l'ensevelisseuse vient-elle ?
Être Terrant au monde et le pauvre de soi,
Avec le feu bougeant d'une âme, qui tremblote
Derrière une main frêle et ballotte son moi ;
Qui tremblote comme un reflet dans Teau ballotte.
Passer inconscient et se faire Tami
De ce qui vole et rampe et fuit, là-bas. Nag-uère,
Avant que ne sortît du somme, l'endormi,
Le premier homme, on a vu mes pareils sur terre.
Ayez amour pour eux, ayez amour un peu I
Ils sont les charmeurs lents, là-bas, des brises lentes :
Leurs doigts, qui n'ont jamais touché le mauvais feu,
Dansent des airs lointains, sur des flûtes tremblantes :
LES DÉBÂCLES 133
Los puérils et les vaguants, mais loin du mal,
Et les doux égarés, par les bruyères vertes :
Hamlet rirait peut-être, hélas I mais Parsifal ?
Oh 1 Parsifal bénin et clair, comprendrait, certes !
LES DEBACLES iS.'i
LA COURONNE
Et je voudrais aussi ma couronne d'épines !
Une épine pour chaque pensée, à travers
Mon front, jusqu'au cerveau, jusqu'aux frêles racines,
Où se tordent les maux et les rêves forgés
En moi, par moi. 0 couronne, comme une rage,
Gomme un buisson d'ébène en feu, comme des crins
D'éclairs et de flammes, peignés de vent sauvage l
Et ce seraient mes vains et mystiques désirs,
Ma science d'ennui, mes tendresses battues.
De flagellants remords, mes chatoyants vouloirs
136 POÈMES
De meurtre et de folie et mes haines têtues
Qu'avec ses dards et ses griEFes, elle mordrait.
Et, plus intimement encor, mes anciens râles
D'amour vers des ventres mufles de toisons d'or
Et mes vices de doigts et de lèvres claustrales
Et mes derniers tressauts de nerfs et de sanglots
Et, plus au fond, le rut même de ma torture,
Et tout enfin 1 0 couronne de ma douleur
Et de ma joie, ô couronne de dictature
Debout sur mes deux yeux, ma bouche et mon cerveau,
0 la couronne en rêve à mon front somnambule
Hallucine-nooi donc de ton absurdité ;
Et sacre-moi ton roi souffrant et ridicule.
LES FLAMBEAUX NOIRS
1890
A EDMOND PICARD
III
PROJECTION EXTÉRIEURE
DÉPART
La mer choque ses blocs de flots, contre les rocs
Et les granits du quai, la mer démente,
Tonnante et g-émissante, en la tourmeute
De ses houles montantes.
Les baraques et les hangars comme arrachés,
Et les grands ponts, noués de fer mais cravacLés
De vent ; les ponts, les baraques, les g-ares
Et les feux étages des fanaux et des phares
Oscillent aux cyclones
Avec leurs toits, leurs tours et leurs colonnes.
142 POÈMES
Et ses hauts mâts craquants et ses voiles claquantes,
Mon navire d'à travers tout casse ses ancres ;
Et, cap sur le zénith,
Bondit, vers la tempête,
Bête d'éclair, parmi la mer.
Dites, vers quel inconnu fou,
Et vers quels somnambuliques réveils,
Et vers quels au-delà et vers quels n'importe où
Convulsionnaires soleils?
Dites, vers quel rocher, vers quel écueil,
Vers quel trépas, vers quel cercueil,
Vers quel cassement d'or
De proue ou de sabord,
Dites, vers quel mirage ou quel martyre
Bondit le mors aux dents de mon naviie?
j.t-s FLAMBEAUX NOIRS i 13
Tandis qu'hélas ! celle qui fut ma raison,
La main tendant ses pâles lampadaires,
Le reg-arde cing-ler, à l'horizon,
Du haut des vieux débarcadères.
LES FLAMBEAUX NOIRS
UN SOIR
Et des bouches d'arg-ent et des reg-ards de pierre
Taisent immensément le glacial mystère
De ce minuit, dallé d'ennui.
En des cirques d'éther et d'or, seules et seules,
Les constellations tournent comme les meules
De ce minuit, dallé d'ennui
10
■446 POEMES
Des monuments silencieux et des étages
Se devinent, par au-delà des grands nuages
De ce minuit, dallé d'ennui.
Sait-on jamais quels imminents sépulcres sombres,
Scellés de fer, vont éclater, parmi les ombres
De ce minuit, dallé d'ennui?
Quels pas sonnant la mort et quelles cohortes
Viendront casser l'éternité des heures mortes
De ce minuit, dallé d'ennui ?
Et clore, à tout jamais, ces yeux de pierre.
Cristaux mystérieux et ors, dans la paupière
De ce minuit, dallé d'ennui?
LtS FLAilbZAUX NOIRS
147
LES LOIS
Un paysag-e noir, lîg'né d'architectures,
Qui découpent et captivent l'éternité,
En leurs parallèles et fatales structures,
Impose à mes yeux clos son immobilité.
Dédales de Justice et tours de Sapîence,
Toute l'humanité qui s'est dardée en lois
Se définit en ces rectilignes effrois
De souverain granit et de lourde science.
148 por.:viEs
L'orgueil des blocs de bronze et des plaques d'airain,
Erutal et solennel, de haut en bas, décide :
C.^. qu'il faut de bonheur et de calme serein
A tout cerveau qu'émeut un cœur sage et placide.
Indestructible et clair, perpétuel et froid,
Plus haut que tout sommet arquant sa vastitude,
Le dôme immensément lève la certitude
Sur des piliers géants et forts, comme le droit.
Mais c'est au fond d'un soir, pesant de calaclrsme,
Où des nuages noirs écrasent des soleils,
Que ces pierres et ces beffrois du dogmatisme,
Sous le ciel d'encre et d'or, semblent tenir conseil.
Sans voir si l'oeil de leur Dieu vague, ouvert la nuit.
Et vers lequel s'en va l'élan du monument.
Ne s'est point refermé lui-même au firmament,
Par usure peut-être — ou peut-être d'ennui.
LES FLAJlBliAUX MOIRS 119
LA RÉYOLTQ
Vers une ville au loin d'émeute et de tôcsîn,
Où luit le couteau nu des g-uillotines,
En tout à coup de fou désir, s'en va mon coeur.
Les sourds tambours de tant de jours
De rage tue et de tempête,
Battent la charge dans les têtes.
150 P0ÈMÏ3
■
Le cadran vieux d'un befiFroi noir
Darde son disque au fond du soir,
Contre un ciel d'étoiles roug-es.
Des g-las de pas sont entendus
Et de grands feux de toits tordus
Echevèlent les capitales.
Ceux qui ne peuvent plus avoîp
D'espoir que dans leur désespoir
Sont descendus de leur silence.
Dites, quoi donc s'entend venir
Sur les chemins de l'avenir,
De si tranquillement terrible 7
La haine du monde est dans l'air
Et des poing-s pour saisir l'éclair
Sont tendus vers les nuées.
LES FLAMBEAUX NOIRS loi
C'est l'heure où les hallucinés
Les g'ueux et les déracinés
Dressent leur org-ueil dans la vie.
C'est rheure — et c'est là-bas que sonne le tocsia ;
Des crosses de fusils battent ma porte ;
Tuer, être tué I — qu'importe 1
C'est rheure r-m et c'est là-bas que soane le tocsia.
LES FLAilbEALX NOIRS 153
L'ANCIEN AxMOUU
Dans le jardin, où des lions mélancoliques
Traînent le char du viel amour,
Mes yeux ont allumé leurs braises sur la tour
Et regardent, mélancoliques,
Traîner le char du vieil amour.
Des chapelets de seins eng-uirlandent ses bords ,
Des seins de reine, où sont plantés des couteaux d'or.
Un cœur sombre et déchiqueté, qui plus ne bouge,
Et les yeux le Méduse ornent le timon roug-e.
154 POÈMES
Sur de noirs piédestaux voilés, des torses nus,
Les bras coupés, disent qui fut jadis Vénus,
Et par les crins, à l'arrière, tratoéô,
Saig-ne la tête atrocement g^lané«
D'Hérodiade.
Les héros roux, buissons de feux dans les légendes ^
Tués ! — sous quel broiement de sphinx ou de gorendes T
Les nuits avec la nacre et les marbres des soirs I
En fuite — et quels brusques tombeaux d'Orients noirs 1
Où le Persée et les monstres g-ardant la mer
Et les g-laives où fermentait du sang d'éclair ?
Où les lotus des baisers frais, où les losanges
Vers la femme — de fleurs, de chants 6t de louang-es?
LES FLAMBEAUX NOIES 155
OÙ les bras purs, lacés en immortel sommeil.
Autour de fronts penchés sur des seins de soleil ?
Où les amants tordus comme des arbres d'or
Dans le soir enivrant du jardin de la mort ?
Là-bas, où les lions promènent.
Mélancoliques, le char du vieil amour.
Mes yeux Tont vu sortir
Du solennel jardin des souvenirs,
Mes jeux qui veillent sur la tour.
Vers quels caveaux et quels lointains béants,
Vers quels combats, vers quels néants,
Vers quels oublis et vers quelles ruines.
Poussaient, ces lions roux, le han de leurs poitrines ?
Vers où leurs pas s'en allaient-ils ?
Leurs pas usés, leurs pauvres pas,
Vers quels exils s*en allaient-ils,
156 POÈMES
Vers quels trépas ?
L*horizoa rouge éclate en ville colossale
De toits et de palais et de ponts dans les cieux ;
Une fumée immense et transversale
Barre des visages d'astres silencieux
Comme des morts, au fond des cieux ;
Les usines tannent de la matière
Splendide et qui sera la vie et l'infini
Demain!... on fait, en des sous-sols de nuit,
On fait du pain avec des os de cimetière ;
Les fleuves et la mer écoulent l'univers
Vers les banques et les hangars ouverts ;
Et, brusque, un train qui siffle et passe
Jette la ville en fusion par les espaces.
Vers quelle folie et quels lointains béants,
Vers quels oublis, vers quels néants.
LS3 fla'-ibjsaus: noirs i:-7
Vers quels trépas et vers quelles ruines
Poussaient, les vieux lions, le han de leurs poitrines,
Lorsque, quittant le grand jardin peuplé de marbres
Et les ombres qui leur tombaient, bonnes, des arbres.
Ils sont venus promener par des rues
De rails, de trams, de cabs et de foules bourrues,
Mélancoliques, loin de la tour,
Le cbar piteux du vieil amour?
LES FLAMBBAUX NOIRS 4o9
LA DAME EN NOII\
-— Dans la ville d'ébène et d'or,
La dame en noir des carrefours,
Qu'attendre, après autant de jours,
Qu'attendre encor ?
— Les chiens du noir espoir ont aboyé, ce soir,
Vers les lunes de mes deux yeux,
Si longuement, vers les lunes en noir
De mes deux yeux silencieux,
Si long-uement et si lointainement, ce soir,
Vers les lunes de mes deux yeux en noir.
16Ô POÈMES
Quel deuil superbe agitent-ils mes crîns,
Pour affoler ainsi ces chiens,
Et quel bondissement et quel orgueil mes r:lQ3
Et tout mon corps toisonné d'or?
— La dame en noir des carrefours,
Qu'attendre, après de si longs jours,
Qu'attendre?
•— Vers quel paradis noir font-ils voile mes seins,
Et vers quels horizons ameutés de tocsins?
Dites; quel Walhalla tumultueux de fièvres
Ou quels chevaux cabrés vers l'amour sont mes lèvres?
Dites, quel incendie et quel effroi
Suis-je? pour ces grands chiens, qui me lèchent ma rage
Ft r^nel naufrage espèrent-ils en mon orage
LES FLAMBEAUX NOIRS 1*^1
Pour tant chercher leur mort en moi ?
— La dame en noir des carrefours
Qu'attendre après de si long-s jours ?
— Je suis la mordeuse, entre mes bras,
De toute force exaspérée
Vers les toujours mêmes pourchas;
Ou dévorante — ou dévorée
Mes dents, comme des pierres d'or,
Mettent en moi leurs étincelles ;
Je suis belle comme la mort
Et suis publique aussi comme elle.
Aux douloureux traceurs d'éclairs
Et de désirs sur mes murailles,
J'ofifre le catafalque de mes chairs
Et les cierges des funérailles.
Il
^<52 poèMis
Je leur donne tout mon remords
Pour les soûler au seuil du porche
Et le blasphème de mon corps
Brandi vers Dieu comme une torche»
Ils me savent comme une tour
De fer et de siècles vêtue,
Et s'exècrent en mon amour
Qui les affole et qui les tue.
Ce qu'ils aiment — cœur naufrag-é,
Esprit dément ou rage vaine —
C'est le dég-oût surtout que j'ai
De leurs baisers ou de leur haine.
C'est de trouver encore en moi
Leur pourpre et noire parélie
LES FLAMBEAUX NOIES 163
Et mon drapeau de roug« e£Eroi
Ëchevelé dans leur folie.
— La dame en noir des carrefours
Qu'attendre, après de si longs jours,
Qu'attendre ?
— A cette heure de vieux soleil, chargé de soir,
Qui se projette en morceaux d'or sur le trottoir.
Quand la ville s'allonge en un serpentement
De feux et de lueurs, vers cet aimant
Toujours debout à l'horizon : la femme,
Les chiens du désespoir
Ont aboyé vers les yeux de mon âme,
Si longuement vers mes deux yeux,
Si longuement et si lointainement, ce soir.
Vers les lunes de mes deux yeux en noir !
164
POEMES
Dites, quel brûlement et quelle ardeur mes reins
Font-ils courir, au long" de mon corps d'or?
Et de quelle clarté s'éclairent-ils mes seins
Devant les jeux hallucinés des chiens?
Et moi aussi, dites, quel Walhalla de fièvres
Vient me tenter les lèvres
Et vers quels horizons ameutés de tocsins
Et quels paradis noirs, font-ib Yoile mes crins ?
Dites quel incendie et quel effroi
Viennent le soir, me chasser hors de xnoi|
Sur les places, dans les villes,
Reine foudroyante et servile?
— La dame en noir des carrefours
Qu'attendre, après de si longs jours.
Qu'attendre?
LES FLAMBEAUX NOIRS 165
— Hélas! quand viendra-t-il, celui
Qui doit venir — peut-être aujourd'hui —
Qui doit venir vers mon attente,
Fatalement, et qui viendra ?
La démence incurable et tourmentante
Qui donc en lui la sentira
Monter jusqu'à mes seins qui hallucinent.
Vers les deux mains de ceux qui assassinent
Mon corps se dresse ardent et blême ;
Je suis celle qui ne crains rien
Et dont personne ne s'abstient :
Je suis tentatrice suprême.
Dites ? Qui donc doit me vouloir, ce soir, au fond d'un boug-e?
— La dame en noir des carrefours
Qu'attendre après de si long-s jours
Qu'attendre ?
— J'attends tel homme au couteau roug'e.
LB3 PLAMBBAUX NOIRS i67
UN SOIR
Sur des marais de gang^rène et de fiel
Des cœurs d'astres troués saignent du fond du ciel.
Horizon noir et grand bois noir
Et nuages de désespoir
Qui circulent en longs voyages
Do Nord au Sud de ces parages*
Pays de toits baissés et de chaumes marins
Où sont allés mes jeux en pèlerins,
468
POEMES
Mes yeux vaincus, mes yeux sans glaives,
Comme escortes, devant leurs rêves.
Pays de plomb — et long-s égouts
Et lavasses d'arrière-goûts
Et chante-pleure de nausées,
Sur des cadavres de pensées.
Pays de mémoire chue en de la vase
Où de la haine se transvase ;
Pays de la carie et de la lèpre.
Où c'est la mort qui sonne à vêpre ;
Où c'est la mort qui sonne à mort,
Obscurément, du fond d'un port,
Au bas d'un clocher qui s'exhume
Comme un grand mort parmi la brume ;
LES FLAMBEAUX NOIRS \(J9
Et c'est mon cœur qui saig-ne aussi,
Mon cœur morne, mon cœur transi,
Mon cœur de g^angrène et de fiel,
Astre cassé, au fond du ciel-
LES FLAUBIAUX NOIRS 171
LES VILLES
Odeurs de snîfs, crasses de peauit, marcs de bitumes î
Tels qu'un grand souvenir lourd de rêves, debout
Dans la fumée énorme et jaune, dans les brumes
Et dans le soir, la ville inextricable bout
Et roule, ainsi que des reptiles noirs, ses rues
Noires, autour des ponts, des docks et des hang-ars,
Où des feux de pétrole et des torches bourrues,
Comme des gestes fous et des masques hag-ards
— Batailles d'ombre et d'or — bougent dans les ténèbres.
Un colossal bruit d'eau roule, les nuits, les jours,
172 POÈMES
Roule les lents retours et les départs funèlres
De la mer vers la mer et des voiles toujours
Vers les voiles, tandis que d'immenses usines
Indomptables, avec marteaux cassant du fer,
Avec cycles d'acier virant leurs g-elasines,
Tordent au bord des quais — tels des membres de chair
Ecartelés sur des crochets et sur des roues —
Leurs lanières de peine et leurs volants d'ennui.
Au loin, de long-s tunnels fumeux, au loin, des boues
Et des g-ueules d'é^out eng-loutissant la nuit ;
Quand strideun tout à coup de cri, stride et s'éraille :
Les trains, voici les trains qui vont broyant les ponts,
Les trains qui vont battant le rail et la ferraille,
Qui vont et vont mangés par les sous-sols profonds
Et revomis, là-bas, vers les gares lointaines.
Les trains, là-bas, les trains tumultueux — partis.
Tonneaux de poix, flaques d'huiles, ballots de laine !
LES ILAMBEALX .NOIRS 173
Bois des îles tassant vos largues abalis,
Peaux de fauves, avec, au bout, vos griffes moites
Lamentables, cornes de buffle et dents d'aurochs
Et reptiles, rayés d'éclairs, pendus aux portes.
0 cet org-ueil des vieux déserts, vendu par blocs,
Par tas; vendu ! ce roux org-ueil vaincu de bêtes
Solitaires : oursons d'ébène et tigres d'or,
Poissons des lacs, aigles des monts, lions des crêtes,
Hurleurs du Sahara, hurleurs du Labrador,
Rois de la force errante, au clair des nuits australes !
Hélas I voici pour vous, voici les pavés noirs,
Les camions brutaux, les caves sépulcrales,
Et les ballots et les barils ; voici les soirs
Du Nord, les mornes soirs, obscurs de leur lumière,
Où pourrissent les chairs mortes du vieux soleil.
Voici Londres cuvant, en des brouillards de bière,
Enormément son rêve d'or et son sommeil
Surag-ité de fièvre et de cauchemars roug-es ;
Voici le vieux Londres et son fleuve grandir
1 74 POÈMES
Comme un songe dans un song-e, voici ses bouges
Et ses chantiers et ses comptoirs s'approfondir
En dédales et se creuser en taupinées,
Et par-dessus, dans l'air de zinc et de nickel,
Flèches, dards, coupoles, beffrois et cheminées,
— Tourments de pierre et d'ombre — éclatés vers le ciel.
Soif de lucre, combat du troc, ardeur de bourse I
0 mon âme, ces mains en prière vers l'or.
Ces mains monstrueuses vers l'or — et puis la course
Des millions de pas vers le lointain Thabor
De l'or, là-bas, en quelque immensité de rêve,
Immensément debout, immensément en bloc ?
Des voix, des cris, des angoisses, — le jour s'achève.
La nuit revient — des voix, des cris, le heurt, le choc
Des acharnés labeurs, des rageuses batailles,
En tels bureaux, grinçant, de leurs plumes de fer,
Sous le pli des plafonds et le gaz des murailles,
La lutte de demain coiitrc la lutte d'hier,
LES FLAMBEAUX NOIRS 175
L'or contre l'or et la banque contre la banque...
S'anéantir mon âme en ce féroce effort
De tous, s'y perdre et s'y broyer 1 Voici la tranque,
La bêche et le charroi qui labourent de l'or
En des sillons de fièvre. 0 mon âme éclatée
Et furieuse ! ô mon âme folle de vent
Hag-ard, mon âme énormément désorbitée,
Salis-tois donc et meurs de ton mépris fervent !
Voici la ville en or des rouges alchimies,
Où te fondre le cœur en un creuset nouveau
Et t'affoler d'un orag-e d'antinomies
Si fort qu'il foudroiera tes nerfs jusqu'au cerveau I
LES FLAMBEAUX NOIRS 177
LBROC
Sur ce roc carié que ronge et bat la mer,
Quels pas voudront monter encor, dites, quels pas?
Dites, serai-je seul enfin et quel long* glas
Ecouterai-je seul, debout devant la mer?
C'est là que j'ai bâti mon âme,
— Dites, serai-je seul, dedans mon âme? —
Mon âme, bêlas I maison d'ébène,
Où s'est fendu, sans bruit, un soir,
Le grand miroir de mon espoir
12
178 POEMKS
Dites, serai-je seul dedans mon âme,
En ce nocturne et angoissant domaine?
Serai-je seul avec mon orgueil noir,
Assis en un fauteuil de haine?
Serai-je seul, avec ma pâle hjperduliç,
Pour Notre-Dame, la Folie?
Serai-je seul avec la mer
En ce nocturne et angoissant domaine?
Des crapauds noirs, velus de mousse,
Y dévorent du clair soleil, sur la pelouse.
Un grand pilier ne soutenant plus rien,
Comme un homme, s'érige en un allée
D'épitaphes de marbre immensément dallée.
LES FLAMBEAUX NOIRS 179
Sur un étangs d'yeux ouverts et de reptiles,
Des groupes de cygnes noyés,
Vers des lointains de plomb et d'or broyés,
Traînent leurs suicides tranquilles
Parmi des phlox et des jonquilles.
Et du sommet d'un cap d'espace,
D'étranges cris d'^oiseaux marins,
Les becs aig-us et vipérins,
Clament la mort vers ceux qui passent.
Sur ce roc carié que fait tonner la mer,
Dites, serai-je seul, dedans mon âme?
Aurai-je enfin l'atroce joie
De voir, nerfs par nerfs, comme une proie,
La démence attaquer mon cerveau,
18C POÈMES
Et malade têtu, sorti de la prison
Et des travaux forcés de sa raison,
D appai eiller vers un lointain nouveau ?
Dites ! ne plus sentir sa vie escaladée
Par les talons de fer de chaque idée,
Ne plus l'entendre infiniment en soi
Ce cri toujours identique, ou crainte, ou rage,
Vers le grand inconnu qui dans les cieux voyag^e :
Ohl croire en la démence ainsi qu'en une foi 1
Sur ce roc carié que détraque la mer,
Vieillir, triste rêveur de l'escarpé domaine»
Les chairs mortes, l'espérance en allée,
A rebours de la vie immense et désolée ;
N'entendre plus se taire, en sa maison d'ébène,
Qu'un silence total dont auraient peur les morts ;
LES FL.\MBEAi:X NOIRS loi
Traîner de long-s pas lourds en de sourds corridors ;
Voir se suivre toujours les mêmes heures,
Sans espérer en des heures meilleures;
Pour à jamais clore telle fenêtre ;
Tel sig-ne au loin! — un présag-e vient d'apparaître;
Autour des vieux salons, aimer les sièges vides
Et les chambres dont les grands lits ont vu mourir.
Et, chaque soir, sentir, les doigts livides,
La déraison, sous ses tempes mûrir.
Sur ce roc carié que ruine la mer,
Dites, serai-je seul enfin avec la mer,
Dites, serai-je seul enfin dedans mon âme?
Et puis, un jour, mourir; redevenir rien.
Etre quelqu'un qui plus ne se souvient
Et qui s'en va sans glas qui sonne.
Sans cierge en main ni sans personne,
132 pol:jes
Sans que sache celui qui passe,
Joyeux et clair dans la bonace,
Que le nocturne et ang-oissant domaine,
En deuil de sa maison d'ébène,
Où plus ne brûle aucun flambcaTi,
Renferme un mort «n son tombeau.
LS8 FLAMBIAUI NOIR 3 i33
LES DIEUX
Et moD désert de cœur est peuplé de Dieux noirs.
Ils s'érigent, blocs lourds de bois, ornés de cornes
Et de pierres, Dieux noirs silencieux des soirs,
Mornes et noirs, dans le désert de mon cœur morne.
Avec des yeux, comme les yeux des loups, la nuit.
Avec des yeux comme la lune, ils me regardent :
Et c^est vers eux, vers leur terreur, que mon ennui
Monte, c'est vers leurs yeux nitreux qui me poignardent.
184 POÈMES
Mes Dieux 1 ils sont : le mal gratuit, celui pour soi
L'unique ! Ils le rêvent, au clair minuit des astres,
Voici soudain leur ombre en moi, comme l'effroi
Entr'aperçu, la nuit, de ténébreux pilastres.
Et les uns des autres insoucieux : seuls — tous.
Chacun pour soi rêvant à sa toute puissance,
Sous les plafonds de fer des firmaments jaloux ;
Et la taisant, pour l'aiguiser, sa malfaisance,
Les uns ? la haine — et les autres ? l'atrocité.
Tel autre, avec des dents lentes et vexatoires ;
Mâchant et remâchant sa taciturnité ;
Et tel, avec du rouge en feu dans ses mâchoires.
Ils sont les éternels de mon désert, ils sont
De mon ciel violent, dont les anciens tonnerres
Ont saccagé l'azur, l'immobile horizon ;
Ils sont mes éternels et mes tortionnaires.
LES FLAMBEAUX NÛiriS 18'
Oh I leurs rag-es de bête, oh ! leurs org-ueils de roc,
0 les cruels, ô les tristes, ô les nocturnes !
Voici ma chair et mon cerveau, voici le bloc
De mon entêtement sous vos pieds taciturnes
Ecrasez-moi : je suis victime — et que mon cœur
Soit le captif de vos vouloirs tentaculaires ?
Ecrasez-moi, sous votre énorme poids vainqueur,
Et que je meure, au vent de fer de vos colères ?
LES FLAMBBAIJX NOIRS 187
LES NOMBRES
Je suis rhalluciné de la forêt de» NombreSt
Le front fendu, d'avoir buté.
Obstinément, contre leur fixité.
Arbres roides dans le sol clair;
Et ramures en floraisons d'éclair ;
Et fûts comme un faisceau de lances ;
Et rocs symétriques dans l'air :
Blocs de peur et de silence.
i88
POEMES
Là-haut, le million épars des diamants
Et les reg-ards, aux firmaments,
Myriadaires des étoiles ;
Et des voiles après des voiles,
Autour de l'Isis d'or qui rêve aux firmaments.
Je suis l'halluciné de la forêt des Nombres,
Ils me fixent, avec les yeux de leurs problèmes ;
Ils sont, pour éternellement rester : les mêmes.
Primordiaux et définis.
Ils tiennent le monde entre leurs infinis ;
Ils expliquent le fond et l'essence des choses,
Puisqu'à travers les temps planent leurs causes.
Je suis rhalluciné de la forêt des Nombres.
LES FLAMBEAUX NOIRS 189
Mes yeux ouverts ? — dites leurs prodig^es I
Mes yeux fermés ? — dites leurs vertiges I
Voici leur danse rotatoire
Cercle après cercle, en ma mémoire,
Je suis l'immensément perdu,
Le front vrillé, le cœur tordu,
Les bras battants, les bras hag-arv!3,
Dans les hasards des cauchemars.
Je suis l'halluciné de la forêt des Nombres.
Textes de quelles lois infiniment lointaines
Restes de quels géométriques univers ?
Havres, d'où sont partis, par des routes certaines
Ceux qui pourtant se sont cassés aux rocs des mers.
Regards «distraits, lobes vides et sans paupières.
Clous dans du fer, lames eo pointe entre des pierres.
^90 POÈME»
Je suis l'halluciné de la forêt des Nombres J
Mon cerveau triste, au bord des livres,
S'est épuisé, de tout son sang-,
Dans leur trou d'ombre éblouissant ;
Devant mes yeux, les textes ivres
S'entremêlent, serpents tordus ;
Mes poing-s sont las d'être tendus,
Par au travers de mes nuits sombres,
Avec, au bout, le poids des nombres,
Avec, toujours, la lassitude
De leurs barres de certitude.
Je suis l'halluciné de la forêt des Nombres.
Dites, jusques à quand le net supplice
De redouter leur maléfice,
Haineusement, dardé vers ma folJ< ?
LES FLAMBEAUX NOIRS 19i
Immatériels ou réels, que sais-je?
Ils me sont froids comme la neige
Et leur fatalité me lie,
En une atroce anomalie.
Dites I jusques à quand, là-haut.
Le million épars des diamants
Et les regards, aux firmaments
Mjriadaires, des étoiles,
Et ces voiles après ces voiles.
Autour de l'Isis d'or qui rêve aux firmaments î
LES FLAMBEAUX NOIRS 19?
LES LIVRES
1 Les chats d'ébène et d'or ont traversé le soir.
[ « Au-dessus de la vie et des formes, dans l'air
Non remué jamais de la pensée abstraite,
Point immatériel, inaccessible et clair,
Elée avait, iusques au faîte.
Hissé le songe et l'unité d'un Dieu.
La matière? qui donc y jettera les sondes ?
L'être immense, absolu, total,
Emplit de son unique éternité les mondes.
Les sag-es blancs, assis sur la montag-ne blanche,
Ne voient même jamais d'éclair, lointainement,
Tomber vers eux, par à travers le firmament.
Tellement haut se darde son rayonnement. »
13
V94
Les chats d'ébène et d'or ont traversé le soir,
Avec des bruits stridents de vrille et de fermoip.
« Et lucides crisîaux suspendus sur la mer
Discordante des figures et apparences,
Dans l'immobilité de leurs fixes essences,
Les lucides cristaux scintillaient sur la mer
Et ses vagues, vers l'infini échafaudées.
C'étaient. Platon, tes purs orgueils d'idées
De qui se réclamait, pour à l'instant finir,
Le monde inconsistant et bref du Devenir.
Les chats d'ébène et d'or ont traversé le soir.
Avec des bruits stridents de vrille et de fermoir
Et des griffes, en l'air, vers les étoiles.
c Comme une grotte d'yeux et d'oreilles, ouverts
A des splendeurs myriadaires.
LES FLAMBEAUX NOIRS 195
Les sens braquent leurs feux rouges et solidaires,
Par à travers les faits, jusques à la pensée.
La mémoire compare, agence et resplendit
L'idée éclate — et la certitude dressée,
En mât d'orgueil sur des voiliers de nuit.
Monte à l'assaut des mers des univers.
Et long" rêveur et front ravagé de science,
Épicure darde ces vérités,
A travers des siècles de patience.
Vers notre ivresse d'absurdités. »
Les chats d'ébène et d*or ont traversé le soir,
Avec des bruits stridents de vrille et de fermoir
Avec des bruits de vis et de coupoir,
Et leurs griffes, en l'air, vers les étoiles.
« Reposez-vous d'errer, pauvres cerveaux antiques,
En l'église du dogme et de l'extase, ici,
Sans qu'un sophisme éclate en la pensée, ainsi
196 POÈMES
Que sur des lins pieux les ors asiatiques.
Les paradis chrétiens, verrières de splendeur,
Brûlent, de leurs feux clairs, les murailles nocturnes;
Laissez croire les yeux, laissez pleurer les urnes
Divinement de la croyance sur le cœur ;
La neig-euse raison gèle le doux mystère
Du bon Jésus pasteur qui s'en revient, là-bas,
Par les jardins, avec ses pauvres ag-neaux las;
Laissez croire l'amour et la raison se taire. »
Les chats d'ébène et d'or ont traversé le soir
Avec des bruits de vrille, de vis et de fermoir,
Les chats peignés d'un vent de flamme
Ont traversé, de part en part, mon âme.
« Penser, même douter que l'on pense, c'est être.
Première ! au jour intérieur, cette fenêtre.
L'idée éclot innée, elle se scrute, insiste;
LES FLAMBEAUX NOIRS 19")
L'infini se conçoit : donc il existe,
Et Dieu ne trompe pas l'homme sur l'univers.
> Mais Tâme humaine encore gothique
Maintient le corps que rong-eront les vers
Ainsi qu'un instrument sous son doigté mystique. »
Les chats d'ébène en flamme
Ont traversé, de part en part, mon âme,
Comme des rages de vent noir
Et des tempêtes dans le soir
Et des chocs de marées,
Immensément, désespérées.
a La raison invariable et fatale,
Debout, dans le cerveau, à toutes ses issues,
Préside à l'expérience brutale
Et la fixe d'après des formes préconçues,
Elle se scrute et se juge préexistante
Aux sens et à l'entendement.
198 POEMES
Elle a sa vie et sa splendeur patente,
Elle est la reine, et vers son étincellement
Marchent les critiques et les philosophies. »
Les chats d'ébène et d'or ont traversé le soir,
Avec des cris de vis et de fermoir.
Ils ont g-riffé mon cœur et le miroir
De mes yeux clairs vers les étoiles ;
Ils ont mordu, jusques au sang-,
Mon rêve atrocement ag-onisant,
Ils ont mordu mon cœur et mon rêve et mes moelles :
Les chats d'ébène et d'or
Ont déchiré mon cœur à mort.
« Et fleur dernière en la forêt des êtres,
Après des millions de jours épars
En semailles vers les hasards,
L'homme se g-reffc clair sur ses humbles ancêtres
LES FLAM.KALX NOIRS 199
Et lent, s'épanouit en suprêmes cerveaux.
Matériel pourtant et de même substance
Que l'univers qui s'ig-nore dans l'existence
Et se roule, par l'infini des renouveaux
Dites, vers on ne sait quel g-lacial tombeau?
Et des mondes encore et puis des mondes
Tournent autour de lui leurs mutuels flambeaux,
Et l'homme est l'ég-aré de leurs routes profondes
Et le perdu de leur immensité. »
Les chats en noir ont traversé le soir,
Quand le moulin des maladies,
Fauchait le vent des incendies,
Éperdument, sa voile au nord.
Lorsque j'étais celui qui se casse la '/Aq
Aux blocs d'hiver de la tempête
Et qui recommence, toujours,
Sa même mort de tous les jours.
200
Hélas ! ces tours de ronde de l'infini, le soir,
Et ces courbes et ces spirales
Et cette terreur, tout à coup,
Gomme une corde au cou,
Sans aucun cri, sans aucun râle,
Lorsque soudain les noirs chats d'or
Se sont assis sur ma muraille
Et m'ont fixé de leurs grands yeux,
Gomme des fous silencieux,
Si long-uement fixé de leur mystère,
Avec de telles pointes de clous,
Que j'en reste béant, avec des trous,
Dans ma tête réfractaire,
Morne de moi, fini d'essor,
Hag-ard — mais regardant encor
Les yeux des chats d'ébène et d'or.
LES FLAMBEAUX NOIRS CCI
UN som
Sous ce funèbre ciel de pîe: re,
Voûté d'ébène et de métaux,
Voici se taire les marteaux
Et s'illustrer la nuit plénière,
Voici se taire les marteaux
Qui l'ont bâtie, avec splendeur,
Dans le cristal et la lumière.
Tel qu'un morceau de g-el sculpté,
Immensément morte, la lune,
Sans bruit au loin, ni sans aucun©
202 POÈMES
Nuée autour de sa clarté,
Immensément morte, la lune,
Parée en son grand cercueil d'or
Descend les escaliers du Nord.
Le cortèg-e vierg-e et placide
Reflète son vojag-e astral.
Dans les miroirs d'un lac lustral
Et d'une plag-e translucide ;
Reflète son voyag-e astral
Vers les dalles et les tombeaux
D'une chapelle de flambeaux.
Sous ce ciel fixe de lag-une,
Orné d'ébène et de flambeaux,
Voici passer, vers les tombeaux,
Les funérailles de la lune.
FINALE
LA MORTE
En sa robe, couleur de fiel et de poison.
Le cadavre de ma raison
Traîne sur la Tamise,
Des ponts de bronze, oà les wagons
Entrechoquent d'interminables bruits de gonds
Et des voiles de bateaux sombres
Laissent sur elle, choir leurs ombres.
206 POÉSIES
Sans qu'une aiguille, à son cadran^ ne boagCf
Un grand beffroi masqué de roage
La regarde, comme quelqu'un
Immensément de triste et de défunt.
Elle est morte de trop savoir,
De trop vouloir sculpter la causCf
Dans le socle de granit noir.
De chaque être et de chaque chosê^
Elle est morte, atrocement^
D'un savant empoisonnement y
Elle est morte aussi d'an iUlire
Vers an absurde et rouge empire
Ses nerfs ont éclaté.
Tel soir illuminé de fête,
Qu'elle sentait déjà le triomphe flottes
Comme des aigles, sur sa tête.
Elle est morte n'en pouvant plus,
Vardeur et les vouloirs moulus^
Et c'est elle qui s^est tuée.
Infiniment exténuée.
FINALE 207
Au long des funèbres murailles,
Au lonef des usines de fer
Dont les marteaux tonnent Véclair,
Elle se traîne aux funérailles.
C* sont des quais et des casernes.
Des quais toujours et leurs lanfern s»
Immobiles et lentes flandières
Des ors obscurs de leurs lumières:
Ce sont des tristesses de pierres.
Maison de briques^ donjon en noir
Dont les vitres, mornes paupières,
S'ouvrent dans le brouillard du soir;
Ce sont de grands chantiers d^Ojffolemenif
Pleins de barques démantelées
Et de vergues écartelées
Sur an ciel de crucifiement.
En sa robe de joyaux morts, que solennise
Vheare de pourpre à l'horizon.
20S POÈMES
Le cadavre de ma raison
Tratne sur la Tamise,
Elle s'en va vers les hasards
Au fond de l'ombre et des brouillards,
Au long bruit sourd des tocsins lourds.
Cassant leur aile, au coin des tours.
Derrière elle, laissant inassouvie
La ville immense de la vie ;
Elle s'en va vers l'inconnu noir
Dormir en des tombeaux de soir ,
Là-bas, où les vagues lentes etforfe$î
Ouvrant leurs trous illimités,
Engloutissent à toute éternités
Les mortes.
TABLE
u
LES SOÏRS
LRS MALADES II
/. DÉCORS LIMINAIRES
LES COMPLAINTES I 7
HUMANITÉ If)
LES ARMES DU SOIR 21
SOUS LES PORCHES 23
LASSITUDE 25
ATTIRANCES 27
TOURMENT 3 I
ILLUSION 33
RESSOUVENIR 35
LE CIEL 37
INSATIABLEMKNT Sq
212
POEMES
LES CHAUMES 4l
FLEUR FATALE 43
LO:<DRES 40
LE MOULIN 47
LES RUES 49
LES VOYAGKUUS 5 1
l'idole 55
LES ARBRES 07
LES VIEUX CHÊNES 59
LE CRI 03
INFINIMENT 65
MOURIR 67
A TÉNÈBRES 69
LES DEBACLES
//. DÉFORMATION MORALE
DIALOGUE 77
LE GLAIVE 81
HEURES d'hier 83
SI MORNE ! 85
ÉPLRDCMENT 87
TABLB 213
PRIÈRE , 89
VERS l'enfance 9 1
CONSEIL ABSURDE 9^
LA-BAS 97
PIEUSEMENT lOI
VERS LE CLOÎTRE I o3
LES VÊPRES 107
HEURE d'automne III
MES DOIGTS Il3
AU LOIN 1 1 5
s'amoindrir 119
heures mornes 121
le meurtre 125
LA TÊTE 129
INCONSCIENCE
LA COURONNE
LES FLAMBEAUX NOIRS
///. PROJECTION EXTÉRIEURE
DEPART.
UN SOIR
l3l
i35
lAi
i/i5
214 POFMES
LES LOIS 1^7
LA. RÉVOLTE 1^9
l'ancifn amour i53
LA DAME EN NOIR lÔQ
UN SOIR 1 67
LES VILLES 171
LE ROC 177
LES DIEUX l83
LES NOMBRES 1 87
LES LIVRES 198
UN SOIR 201
FINALE
LA MORTE ....••.«...•.«.•• ••*#«•••»••• ao5
311
187SV8